
Introduction
Dans l’Amérique polarisée des années 2020, le terme « wokisme » est devenu une arme redoutable dans l’arsenal rhétorique de la droite conservatrice. À l’origine mouvement d’éveil aux injustices sociales, il a été détourné en une caricature de rigidité idéologique et de dogmatisme culturel. Cet article explore comment certaines dérives ont fragilisé la gauche américaine, en donnant aux républicains une cible facile et redoutablement efficace.
I. Définir le “wokisme” : de l’éveil à l’orthodoxie
– Initialement : vigilance face aux injustices raciales, sociales, sexuelles.
Le terme « woke » vient de l’argot afro-américain des années 1940, signifiant « être éveillé » aux injustices raciales. Ce concept a été ravivé après les meurtres de Trayvon Martin (2012) et George Floyd (2020), donnant naissance au mouvement Black Lives Matter. L’objectif était de dénoncer les violences policières, les discriminations systémiques, et les inégalités sociales. [Gillborn, D. (2006). ‘Critical Race Theory and education: Racism and anti-racism in educational theory and praxis’. Discourse: Studies in the Cultural Politics of Education.]
– Aujourd’hui : perçu par les opposants comme un excès de sensibilité, de censure, d’exigences identitaires.
De nombreuses personnalités conservatrices comme Ron DeSantis ou Tucker Carlson ont instrumentalisé ce terme pour dénoncer une « culture de l’annulation ». Le retrait de livres scolaires, la polémique sur les pronoms de genre, ou la controverse autour du casting « non-blanc » dans certaines productions hollywoodiennes sont devenus des symboles médiatisés de cette perception. [Lukianoff, G. & Haidt, J. (2018). ‘The Coddling of the American Mind’. Penguin Books.]
– Une mutation : d’un idéal progressiste à une série de normes imposées.
Des figures comme Andrew Sullivan ou Jonathan Haidt ont critiqué cette évolution : ce qui était un appel à la justice sociale devient parfois une orthopraxie morale. Dans certaines universités, des codes de langage très stricts sont imposés, au risque de brider la pensée critique et le débat contradictoire. [Sullivan, A. (2019). ‘Is Intersectionality a Religion?’. New York Magazine.]
II. Ce que la gauche américaine a bien fait
– Défense active des minorités, des droits civiques, de l’inclusivité.
Depuis les années 1960, le Parti démocrate s’est positionné comme défenseur des droits civiques. Sous Obama, des avancées significatives pour les minorités ont été enregistrées, notamment avec l’Affordable Care Act qui a réduit les inégalités d’accès aux soins, ou l’abrogation du ‘Don’t Ask, Don’t Tell’ dans l’armée. [Alexander, M. (2010). ‘The New Jim Crow: Mass Incarceration in the Age of Colorblindness’. The New Press.]
– Éveil des consciences sur les violences policières, les discriminations systémiques.
Le meurtre de George Floyd a marqué une prise de conscience globale. La gauche a soutenu les mouvements de protestation pacifique et promu des réformes de la police à l’échelle locale. Des États comme New York et Minneapolis ont revu leurs pratiques d’intervention et leur formation policière. [Taylor, K.-Y. (2016). ‘From #BlackLivesMatter to Black Liberation’. Haymarket Books.]
– Légitimation des luttes LGBTQ+, féministes, antiracistes.
La reconnaissance du mariage pour tous (Obergefell v. Hodges, 2015), les combats pour l’accès à l’avortement, et la promotion de lois antidiscrimination ont consolidé l’image d’un parti à l’écoute des mouvements LGBTQ+, féministes et antiracistes. [Fetner, T. (2008). ‘How the Religious Right Shaped Lesbian and Gay Activism’. University of Minnesota Press.]
III. Les dérives contre-productives du wokisme militant
– Censure du débat, interdiction symbolique de certaines idées ou auteurs.
Des auteurs comme J.K. Rowling, Salman Rushdie ou Bret Easton Ellis ont été ciblés pour leurs propos jugés ‘non conformes’. Sur les campus, certaines conférences ont été annulées par crainte de réactions violentes ou de ‘safe spaces’ menacés. Cela donne une impression de censure systématique qui nuit à la liberté académique. [Campbell, B. & Manning, J. (2018). ‘The Rise of Victimhood Culture: Microaggressions, Safe Spaces, and the New Culture Wars’. Palgrave Macmillan.]
– Réécriture radicale de l’histoire américaine, rejet global du passé.
Des statues de figures historiques comme Thomas Jefferson ou Abraham Lincoln ont été retirées, certains cours remplacés par des lectures exclusivement postcoloniales ou intersectionnelles. Si une relecture critique de l’histoire est légitime, le rejet global du passé crée une fracture avec la culture partagée. [Pluckrose, H. & Lindsay, J. (2020). ‘Cynical Theories: How Activist Scholarship Made Everything about Race, Gender, and Identity’. Pitchstone Publishing.]
– Rupture avec la classe moyenne blanche et ouvrière, accusée d’oppressions implicites.
Le Parti démocrate a parfois perdu l’adhésion de la classe ouvrière blanche, notamment dans les États du Midwest. Le discours accusant de ‘privilège blanc’ une population déjà économiquement fragile est mal perçu. Il contribue à alimenter le ressentiment et favorise le vote populiste. [Lukianoff, G. & Haidt, J. (2018). ‘The Coddling of the American Mind’. Penguin Books.]
– Victimisation excessive : chacun devient « assigné » à une identité souffrante.
L’ultra-fragmentation des identités conduit à une hiérarchisation des souffrances. Chacun devient défini par son origine, son genre, son orientation, et non par des projets communs. Cette approche fragmente les luttes sociales au lieu de les fédérer.
IV. Une aubaine pour la droite conservatrice
– Trump a fait du mot “woke” un épouvantail omniprésent.
Trump a caricaturé la gauche comme obsédée par le genre, les races et la censure. Il a ainsi rallié une base électorale en prétendant défendre la liberté d’expression contre la ‘tyrannie woke’. Cette rhétorique est omniprésente dans les discours du CPAC ou sur Fox News. [Berlet, C. & Lyons, M.N. (2000). ‘Right-Wing Populism in America: Too Close for Comfort’. Guilford Press.]
– Mobilisation des classes populaires contre le “snobisme” progressiste.
Des figures comme J.D. Vance ou Ron DeSantis ont consolidé leur position en se présentant comme les défenseurs de l’Américain moyen face aux ‘élites côtières déconnectées’. Le ressentiment social est récupéré comme arme politique. [Hochschild, A.R. (2016). ‘Strangers in Their Own Land: Anger and Mourning on the American Right’. The New Press.]
– Détournement des combats pour la justice en menace contre les libertés individuelles.
Le combat pour la justice sociale est présenté par la droite comme une menace directe contre la liberté d’enseigner, de parler ou de consommer. Les lois anti-‘diversity training’ ou anti-CRT (Critical Race Theory) ont ainsi vu le jour dans plusieurs États. [Giroux, H.A. (2018). ‘American Nightmare: Facing the Challenge of Fascism’. City Lights Books.]
V. Une gauche en désalignement avec sa base populaire
– Éloignement des syndicats, des ruraux, des classes moyennes précaires.
Les syndicats ouvriers comme l’AFL-CIO se sont parfois désolidarisés de certaines luttes identitaires jugées trop éloignées des préoccupations quotidiennes (salaires, sécurité, logement). Cette désunion a renforcé l’idée d’une gauche élitiste. [Frank, T. (2005). ‘What’s the Matter with Kansas? How Conservatives Won the Heart of America’. Henry Holt.]
– Incapacité à parler simple, clair, concret.
Les slogans complexes autour de la ‘déconstruction des privilèges’ ou des ‘micro-agressions systémiques’ ne parlent pas aux classes moyennes rurales ou précaires. Une part de la population n’y voit qu’un discours culpabilisant. [Gest, J. (2016). ‘The New Minority: White Working Class Politics in an Age of Immigration and Inequality’. Oxford University Press.]
– Le champ lexical de la gauche devient abscons ou perçu comme moralisateur.
L’utilisation d’un vocabulaire universitaire ou militant (cisgenre, intersectionnalité, safe space) rend le message inintelligible pour beaucoup. Cela contribue à créer un fossé culturel, que la droite exploite habilement. [Williams, J.C. (2017). ‘White Working Class: Overcoming Class Cluelessness in America’. Harvard Business Review Press.]
Conclusion
Le wokisme, en tant que prise de conscience, a été une avancée. Mais son radicalisme culturel, porté par des minorités très actives mais peu représentatives, a offert à la droite une cible idéale. Pour reconstruire un projet politique solide, la gauche américaine doit sortir du piège de la vertu spectaculaire, et retrouver une voix populaire, inclusive, capable de réconcilier éthique et bon sens.