Avant-propos
Il est de plus en plus difficile de séparer la lutte contre les inégalités économiques de celle contre le dérèglement climatique. Ces deux crises, souvent analysées comme distinctes, procèdent en réalité d’un même déséquilibre structurel : un modèle économique mondialisé, dérégulé, extractiviste, qui place le profit immédiat au-dessus du bien commun, qu’il soit humain ou naturel.
Ce texte part d’une réflexion sur la justice sociale, l’équité et la répartition des richesses. Mais il faut le lire aussi comme une contribution à une pensée de la transition : transition écologique, mais aussi transition politique et morale. Car la réduction des inégalités n’est pas un luxe ni un supplément d’âme ; elle est une condition de stabilité, de paix, et de survie collective.
Les outils à mobiliser sont les mêmes : transparence, responsabilité, régulation démocratique, coopération internationale. Les finalités aussi : préserver un monde vivable, soutenir ceux qui en subissent déjà les fractures, et refonder un contrat social à l’échelle d’un monde devenu interdépendant.
Il ne s’agit pas seulement de répartir mieux les richesses, mais de repenser les règles, les objectifs, et les valeurs qui guident nos sociétés. À ce titre, justice sociale et justice climatique ne sont pas deux combats parallèles, mais deux visages d’une même exigence.
Introduction
Il est devenu presque tabou, dans les sociétés occidentales, d’oser questionner la répartition des richesses sans être soupçonné d’égalitarisme naïf, de populisme ou de ressentiment. L’égalité, pourtant, ne devrait pas être confondue avec l’uniformité. Elle n’implique ni la négation des talents ni le nivellement des efforts. Elle est, ou devrait être, un idéal de justice et d’équité : à chacun selon ses capacités, mais aussi selon un socle commun de droits, de chances et de dignité.
Depuis les années 1980, sous l’impulsion de Reagan aux États-Unis et de Thatcher au Royaume-Uni, le monde occidental s’est engagé dans un vaste mouvement de dérégulation économique et financière. Ce tournant néolibéral — justifié par la promesse d’efficacité, de liberté et de « ruissellement » — a profondément altéré les fondements de la justice sociale. Il a affaibli la régulation étatique, favorisé les logiques spéculatives, contourné l’impôt, et produit une concentration extrême des richesses. Or, aucun gouvernement, même progressiste en apparence, n’est réellement revenu sur ces bases idéologiques : ni Clinton, ni Obama, ni même les dirigeants européens depuis Maastricht.
Dans ce contexte, il est urgent de réhabiliter une pensée de l’équité qui distingue entre les inégalités justifiables — fondées sur le mérite, la créativité, l’effort — et celles qui relèvent de la rente, de l’héritage, ou de la manipulation du système. Car c’est moins l’écart de fortune que l’injustice des règles qui mine aujourd’hui la cohésion démocratique. Cette réflexion s’ancre dans une exigence humaniste : refonder une société non pas égalitaire au sens mathématique, mais équitable, décente, et digne de ses principes.
I. Inégalité n’est pas injustice : diversité des talents, exigence d’équité
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits, mais nul n’a jamais prétendu qu’ils naissaient identiques. Nous n’avons pas les mêmes corps, les mêmes esprits, les mêmes élans. Certains ont l’intelligence du geste, d’autres celle du langage, de la stratégie, du soin ou de l’abstraction. Dès lors, pourquoi nier qu’un artisan d’exception, un entrepreneur visionnaire, un chercheur inspiré ou un inventeur puisse créer davantage de valeur que d’autres ? Ce fait ne doit pas scandaliser : il appartient à la réalité du monde.
Refuser cette diversité des capacités revient à nier l’humanité elle-même. Howard Gardner, dans sa théorie des intelligences multiples, montre que l’intelligence ne se résume ni au calcul ni à la logique verbale : elle peut être musicale, corporelle, interpersonnelle. Amartya Sen, prix Nobel d’économie, développe une approche complémentaire avec sa notion de capabilités : ce qui importe, ce n’est pas l’égalité stricte des ressources, mais la liberté réelle qu’a chacun d’utiliser ses potentialités. L’équité consiste donc à donner à tous les moyens d’agir selon ses dons propres, et non à exiger un résultat identique pour tous.
Ce qui devient injuste, en revanche, c’est lorsque les inégalités de départ — sociales, patrimoniales, culturelles — interdisent à certains de déployer ces talents. Quand la naissance, et non l’effort, détermine la trajectoire. Quand l’accès à l’éducation, à la santé ou à la sécurité dépend du quartier, du nom ou de l’origine. Là, la justice est trahie.
II. Ce qui mine la justice, ce n’est pas l’inégalité, c’est la rente et l’accaparement
Si les inégalités issues du mérite peuvent être tolérées, celles issues de la rente, de la prédation ou de l’héritage hors de toute redistribution posent un problème éthique, économique et démocratique. La rente désigne une richesse acquise sans travail ni création, simplement par le contrôle d’un actif rare (foncier, brevets, monopoles, titres financiers) ou par le jeu spéculatif. Elle devient alors une forme moderne de féodalité.
Joseph Stiglitz le souligne dans Le prix de l’inégalité : « Lorsque les règles du jeu sont biaisées en faveur de ceux qui sont déjà riches et puissants, ce n’est plus un capitalisme de marché, mais un capitalisme de connivence. » La finance dérégulée, l’évasion fiscale, les héritages accumulés sans contrepartie productive génèrent des écarts de richesse vertigineux, déconnectés de toute logique de contribution ou d’utilité.
Thomas Piketty, dans Le capital au XXIe siècle, montre qu’à partir des années 1980, les hauts patrimoines ont connu une croissance plus rapide que les revenus du travail. Le rendement du capital excède structurellement le taux de croissance économique (r > g), favorisant mécaniquement l’accumulation patrimoniale au détriment des classes moyennes et populaires. Le phénomène est encore aggravé par l’explosion des hauts revenus dans la finance, les grandes entreprises ou la tech, souvent sans corrélation avec un apport réel de valeur.
La spéculation algorithmique, les fonds vautours, les paradis fiscaux permettent à une minorité de déplacer à l’échelle planétaire des richesses qui échappent à toute régulation démocratique. Selon Gabriel Zucman, environ 8 à 10 % du PIB mondial se trouve dans des juridictions offshore, soustrait à l’impôt et donc à la solidarité. Ce chiffre monte à 30 % pour les fortunes les plus élevées.
La justice sociale n’est donc pas une affaire de ressentiment. Elle est une question d’intégrité structurelle : une société ne peut rester stable si une minorité jouit d’un pouvoir économique sans obligation ni redistribution.
III. Le tournant des années 1980 : naissance du néolibéralisme moderne
Cette rupture n’est pas le fruit du hasard. Elle a été construite politiquement, idéologiquement, et institutionnellement depuis les années 1980. Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont été les architectes d’un bouleversement économique majeur : la déréglementation des marchés financiers, la privatisation des services publics, la casse des syndicats, la baisse des impôts sur les hauts revenus. Leur rhétorique reposait sur la croyance que le marché, laissé à lui-même, était plus efficace que l’État.
Reagan déclara : « Le gouvernement n’est pas la solution à nos problèmes, le gouvernement est le problème. » Cette doctrine a été appliquée avec rigueur : suppression de contrôles bancaires, démantèlement des filets sociaux, abandon progressif de la progressivité fiscale. Thatcher, quant à elle, réduisit drastiquement les impôts sur les entreprises et brisa la puissance des syndicats britanniques.
Mais loin de s’arrêter à leurs mandats, cette idéologie s’est imposée durablement, même chez leurs successeurs se réclamant du centre ou de la gauche : En 1999, Bill Clinton, sous pression des marchés, abrogea le Glass-Steagall Act. Cette décision ouvrit la voie à la fusion des activités bancaires à haut risque. Tony Blair au Royaume-Uni, et dans une moindre mesure Gerhard Schröder en Allemagne, ont prolongé ce mouvement. Barack Obama, après la crise de 2008, tenta une réponse partielle avec le Dodd-Frank Act, mais cette réforme fut affaiblie sous Trump.
En Europe, la doctrine néolibérale s’est institutionnalisée dans les traités : libre circulation des capitaux, indépendance de la Banque centrale, contraintes budgétaires imposées aux États membres. La crise de 2008 n’a pas entraîné un changement de paradigme, mais une aggravation : sauvetage des banques, austérité imposée aux peuples, et absence de réforme structurelle.
IV. Revenir à une régulation équitable : impôt, transparence, solidarité
Face à cette concentration de richesses, à cette dérégulation systémique, l’impôt n’est pas une arme de vengeance sociale, mais un outil fondamental de justice collective. Il sert à financer les biens communs, à réduire les inégalités excessives, et à garantir une cohésion sociale.
John Rawls proposait que les inégalités ne sont justifiables que si elles améliorent la condition des plus défavorisés. Cela suppose une redistribution active : non pas une égalisation forcée, mais une correction des déséquilibres produits par le marché. Car le marché seul ne sait ni limiter la rente, ni protéger les faibles, ni produire l’éducation ou la santé à grande échelle.
Aujourd’hui pourtant, la fiscalité est à bout de souffle: les hauts revenus sont moins imposés que les revenus du travail dans de nombreux pays. Les grandes multinationales déplacent artificiellement leurs bénéfices via des montages juridiques sophistiqués. Les ultra-riches bénéficient de niches fiscales et de sociétés écrans.
Gabriel Zucman et Emmanuel Saez proposent des mesures concrètes : taxation minimale mondiale, transparence des actifs offshore, réforme des droits de succession, restauration de l’impôt progressif. Ces propositions visent à restaurer un équilibre, un socle de confiance, une légitimité politique.
Il s’agit de refonder un cadre collectif dans lequel chacun contribue selon ses moyens à l’effort commun, dans la transparence et sous contrôle démocratique. Ce n’est qu’à ce prix qu’on pourra restaurer une véritable égalité des chances.
V. Les limites géopolitiques de la justice redistributive
Toute tentative de refondation de la justice sociale par la régulation et la redistribution se heurte à une réalité fondamentale : le monde reste divisé en États souverains aux intérêts divergents. Si la justice est universelle dans son principe, elle demeure locale dans son application. L’impôt, la transparence, les règles du commerce et de la finance dépendent encore largement de la volonté politique des gouvernements nationaux.
Mais cette souveraineté se confronte à un paradoxe : les flux économiques sont globaux, tandis que les décisions politiques restent nationales. Un pays seul ne peut imposer une fiscalité juste aux multinationales sans risquer leur fuite. Il ne peut réguler efficacement la finance sans coopération internationale. Cette asymétrie entre mondialisation économique et souveraineté politique crée une impuissance structurelle des États et un terreau pour l’inaction ou le renoncement.
Même les démocraties, pourtant fondées sur l’intérêt général, sont prisonnières de leur propre logique électorale. À l’horizon d’un mandat, il est souvent plus rentable politiquement de privilégier les intérêts immédiats d’une classe moyenne ou dominante que de mener des réformes fiscales globales. Les élections périodiques favorisent le court-termisme, les replis identitaires, et la concurrence entre États au lieu de la solidarité.
Comme le souligne Dani Rodrik, il semble aujourd’hui difficile de concilier pleinement mondialisation, souveraineté nationale et démocratie. Nous devons donc reconnaître cette limite : la justice redistributive, sans cadre mondial cohérent, ne peut qu’être partielle. Pour la dépasser, il faudra sans doute imaginer de nouvelles formes de gouvernance, de coopération, voire de souveraineté partagée. Autrement, le marché mondial restera hors de portée des exigences morales des citoyens.
VI. Justice sociale et transition écologique
On ne peut plus penser la justice sociale indépendamment de la justice climatique. La mondialisation néolibérale a exacerbé les inégalités en favorisant la mise en concurrence des systèmes fiscaux et sociaux, mais elle a aussi rendu les politiques environnementales structurellement inefficaces lorsqu’elles ne sont pas coordonnées. De même que les États hésitent à taxer le capital de peur de provoquer des fuites vers des juridictions plus clémentes, ils rechignent à imposer des normes écologiques ambitieuses par crainte de perdre leur compétitivité.
Le cas des États-Unis est emblématique. Le retrait des accords de Paris sous la première présidence Trump, puis la reprise agressive de l’exploitation des énergies fossiles sous le slogan « Drill, drill, drill », illustrent le danger que représente l’unilatéralisme dans un monde interdépendant. Face à cela, toute réponse strictement nationale, qu’elle soit sociale ou écologique, est vouée à l’échec. La justice sociale comme la lutte contre le changement climatique requièrent une coopération internationale renforcée. À défaut, ce sont toujours les plus vulnérables – ici comme ailleurs – qui paient le prix de l’inaction ou du cynisme.
Conclusion : une exigence de décence
Notre époque ne manque ni de richesses, ni de talents, ni de moyens techniques. Ce qui lui fait défaut, c’est une volonté de justice articulée à une vision cohérente du bien commun. L’égalité parfaite est une utopie ; mais une société équitable, régulée, respectueuse des différences et protectrice des plus faibles est un objectif réaliste, et vital.
Il est temps de sortir de la résignation technocratique, du cynisme fiscal, de l’idéologie néolibérale intériorisée. Il ne s’agit pas de haïr les riches, mais de refuser qu’une minorité s’exonère des règles, pendant que la majorité assume les risques du monde.
L’équité, ce n’est pas l’égalitarisme ; c’est la dignité partagée. Elle suppose des institutions fortes, des règles claires, une fiscalité juste, et un État capable d’assurer la redistribution, l’éducation, et la stabilité. En redonnant un sens politique à la régulation économique, nous pourrons faire reculer la rente, la spéculation, et l’humiliation sociale.
Car comme l’écrivait le philosophe Avishai Margalit, une société juste n’est pas seulement une société efficace : c’est une société décente.
Penser une gouvernance mondiale : utopie ou nécessité ?
Plusieurs penseurs ont tenté d’imaginer les conditions d’une gouvernance mondiale capable de dépasser les égoïsmes nationaux et de réguler équitablement l’économie globale. Leurs approches, souvent complémentaires, montrent que cette idée, bien que souvent qualifiée d’utopique, répond à des nécessités structurelles devenues urgentes.
- Emmanuel Kant, dans *Vers la paix perpétuelle* (1795), imagine une fédération d’États libres fondée sur le droit international, préfigurant une gouvernance cosmopolitique fondée sur la raison.
- John Maynard Keynes, lors des accords de Bretton Woods (1944), propose une Union internationale de compensation et une monnaie mondiale (*bancor*) pour éviter les déséquilibres économiques durables. Il échoue face au réalisme américain.
- Dani Rodrik formalise un trilemme fondamental : on ne peut avoir simultanément démocratie, souveraineté nationale et mondialisation intégrale. Il appelle à une mondialisation encastrée dans des institutions démocratiques locales.
- Joseph Stiglitz, dans *La grande désillusion*, critique l’OMC, le FMI et la Banque mondiale, et appelle à leur réforme pour les rendre plus justes, transparentes et représentatives.
- Jacques Attali défend l’idée qu’une gouvernance mondiale est inévitable : elle peut être démocratique ou hégémonique, mais elle adviendra. Il plaide pour un ordre mondial fondé sur le droit.
- Thomas Pogge propose une justice globale qui contraigne les pays riches à réformer les règles économiques mondiales en faveur des plus démunis.
- Jürgen Habermas enfin imagine un État cosmopolitique ou une constitution post-nationale, fondée sur le droit délibératif et la citoyenneté mondiale.
Ces propositions, parfois utopiques, montrent pourtant que la question d’une régulation mondiale équitable n’est pas une fantaisie : c’est une réponse possible – et peut-être indispensable – aux impasses actuelles du système international.
Bibliographie
- Gardner, Howard. *Les intelligences multiples*. Retz, 2006.
- Margalit, Avishai. *La société décente*. Climats, 1999.
- Piketty, Thomas. *Le capital au XXIe siècle*. Seuil, 2013.
- Rawls, John. *Théorie de la justice*. Seuil, 1987.
- Sen, Amartya. *L’idée de justice*. Flammarion, 2010.
- Stiglitz, Joseph E. *Le prix de l’inégalité*. Les Liens qui Libèrent, 2012.
- Zucman, Gabriel. *La richesse cachée des nations*. Seuil, 2013.
- Saez, Emmanuel & Zucman, Gabriel. *Le triomphe de l’injustice*. Seuil, 2020.