Il m’arrive de me demander si cela a encore un sens. Lire, analyser, s’indigner, parfois tenter d’expliquer, ou simplement de comprendre.
Je parle ici des discours économiques, des analyses politiques, des commentaires médiatiques qui nous entourent et nous happent. Je parle aussi de cette tentation de suivre l’actualité, d’en tirer un peu de lumière ou, au moins, une ligne de conduite. Est-ce encore intelligent ? Est-ce utile ? Je doute.
J’écris pourtant, je m’obstine à structurer mes pensées, comme pour y voir plus clair moi-même. Mais je le fais en solitaire. Et parfois, j’ai le sentiment qu’il ne s’agit que d’une agitation personnelle, égocentrée, presque vaine. Une sorte de révolte intérieure qui ne trouve ni écho ni débouché. Car il n’y a pas de révolte sans lien collectif. Et il n’y a plus beaucoup de collectifs capables de porter cette forme de lucidité.
Prenons un exemple parmi tant d’autres : le budget de l’État français.
Chaque année, on nous parle de déficit en pourcentage du PIB. 3 %, 5 %, 6,5 %, 4,8 %… Peu importe le chiffre : ce sont des pourcentages censés donner une impression de maîtrise, ou au contraire d’inquiétude. Mais à force de répéter ces chiffres comme des formules magiques, on oublie de poser la question centrale : par rapport à quoi compare-t-on ce déficit ?
Comparer un déficit annuel à un agrégat économique comme le PIB, c’est comme comparer les dépenses d’un ménage à la surface totale de son quartier. Le vrai ratio pertinent, c’est le déficit en pourcentage des recettes.
Et là, soudain, les chiffres deviennent moins rassurants. Le budget de l’État prévoit autour de 300 milliards d’euros de recettes, pour environ 440 milliards de dépenses. Ce n’est plus 4 ou 5 % de déficit. C’est une dérive de 45 % par rapport à ce que l’on gagne. Une famille qui vivrait ainsi serait déclarée insolvable. Un chef d’entreprise qui gérerait ainsi son budget serait poursuivi pour faillite frauduleuse. L’État, lui, continue.
Et il n’y a pas d’illusion possible : les dépenses ne peuvent pas être comprimées comme dans un tableau Excel. Chaque ligne budgétaire correspond à un pan entier de notre vie collective : école, police, justice, armée, aides sociales, retraites, hôpital, recherche.
Quant aux recettes, faut-il le rappeler, elles reposent en immense majorité sur la TVA et l’impôt sur le revenu. Et là encore, à moins de pressurer davantage la classe moyenne, il n’y a pas de miracle possible. La réindustrialisation ? Elle prendra dix à quinze ans si elle se produit vraiment. Le plein emploi ? Une utopie dans un monde en mutation technologique permanente.
Et puis il y a le PLFSS, ce sigle abscons désignant le budget de la Sécurité sociale. C’est là que se trouvent les plus grosses masses financières. C’est là que des réformes courageuses pourraient peut-être porter des fruits… à condition d’être acceptées par la population. Ce qui, en France, est devenu une hypothèse de plus en plus improbable.
Alors à quoi bon ? À quoi bon s’obstiner à dire qu’il faudrait cesser de parler en pourcentages du PIB, et dire simplement aux citoyens :
« Vous vivez dans un pays où l’État dépense une fois et demie ce qu’il gagne. Et il le fait depuis des années. »
Mais ce genre de phrase ne passe pas. Elle n’est pas pédagogique. Elle est brutale. Elle ne fait pas rêver. Elle ne permet ni de défendre un camp politique, ni de s’indigner contre les « ultras-libéraux », ni d’espérer un miracle social. Elle est vraie, donc inaudible.
J’en reviens à ma question initiale. Pourquoi continuer ? Pourquoi s’infliger cela ?
Parce qu’il reste, au fond de moi, une croyance peut-être naïve : celle que dire la vérité, même en silence, est une forme d’hygiène mentale. Parce que, même si l’on ne change pas le monde, on peut choisir de ne pas se mentir à soi-même.
Et parce que, peut-être, un jour, quelqu’un tombera sur ces lignes. Un lecteur moins pressé, moins conditionné, moins saturé. Et il se dira :
« Tiens, il y avait des gens qui voyaient ça venir. »
Alors j’écris. Je pense. Je critique. Je continue. Et je doute. Mais c’est peut-être cela, être encore vivant.