Droits de douane américains : peur organisée ou stratégie bien rodée ?

Les taxes à l’importation menacent-elles vraiment l’industrie européenne de l’automobile et du luxe ? Ou assistons-nous à un jeu d’optimisation industrielle maquillé en panique géopolitique ?

1. Le retour des droits de douane : un outil politique ancien, recyclé

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2025, les menaces de relèvement massif des droits d’importation sont devenues un levier politique habituel. L’Europe, accusée de profiter du « libre-échange à sens unique », est ciblée par :
– une hausse possible des droits sur les voitures allemandes (jusqu’à 30 %) ;
– des surtaxes envisagées sur les vins, spiritueux et fromages français ;
– un chantage tarifaire plus large, visant à forcer des relocalisations industrielles.

Mais au-delà du discours politique, la réalité économique est plus nuancée.

2. L’automobile allemande : du luxe, pas de la grande série

Prenons le cas de Mercedes-Benz, cible préférée de la rhétorique trumpienne.

– En 2024, la Mercedes GLE (SUV) est le modèle le plus vendu aux États-Unis, avec ~68 000 ventes.
– Prix aux USA : ~70 000 $ ; Prix en Europe : ~60 000 €.
Le différentiel est faible, malgré les taxes existantes (2,5 %). Une hausse des droits à 30 % augmenterait le prix théorique de ~20 000 $.

Mais qui achète une GLE ou une Porsche Cayenne ? Une clientèle fortunée, pour qui une hausse de prix de 10 ou 15 % ne change rien à l’acte d’achat.

Le luxe n’est pas élastique au prix. Un produit plus cher peut même renforcer son prestige.

Les marges ne disparaissent pas, elles se déplacent : Mercedes produit déjà aux USA (Alabama). Les hausses tarifaires peuvent justifier des hausses de prix ou des changements de production. Le vrai risque, c’est une baisse de rentabilité relative, pas une perte absolue.

3. Les vins et spiritueux français : le haut de gamme avant tout

Les menaces sur le vin français, le cognac ou le champagne suivent la même logique.

– La France n’exporte pas de « piquette » aux USA. Les vins d’entrée de gamme sont produits localement ou importés du Chili ou d’Italie.
– Ce qui arrive sur les tables américaines, ce sont des vins AOC/BIO, du cognac haut de gamme, des champagnes de grandes maisons.

Ces produits supportent une hausse tarifaire sans perdre leur public, ont souvent des marges confortables, et peuvent même gagner en prestige avec un prix plus élevé.

4. La vraie bataille : profits, pas survie

Les discours alarmistes parlent de « pertes massives », de « choc économique ». Mais en réalité :
– les grands groupes (Mercedes, Porsche, LVMH, Pernod Ricard) ne craignent pas de disparaître,
– ils cherchent à protéger ou maximiser leur rentabilité nette dans chaque zone géographique.

En vérité, la baisse des marges Mercedes-Benz de 12,6 % à 8,1 % en un an n’a rien à voir avec les droits de douane. Elle vient d’un repositionnement stratégique vers le très haut de gamme, d’investissements dans l’électrification, et de pressions sur les volumes en Chine.

Les droits de douane sont donc une excuse commode, pour :
– justifier des relocalisations ;
– répercuter des hausses de prix ;
– négocier des aides publiques.

5. Ce que risquent vraiment les Européens

Tableau synthétique :

SecteurRisque réelProbabilité élevée ?
Voitures de luxeBaisse relative de margeOui
Vin & spiritueux haut de gammePerte marginale compensable par hausses de prixNon
PME agroexportatricesMoins armées pour encaisser le chocOui (à surveiller)
Industrie de masseDéjà absente du marché US

Conclusion : un théâtre géo-économique bien rodé

Derrière les grands mots, les larmes tarifaires et les cris à l’injustice commerciale, il y a surtout :
– une stratégie de relocalisation industrielle négociée ;
– une volonté d’affichage politique des deux côtés ;
– et une rhétorique du choc servant à préparer l’opinion… sans réel désastre à la clé.

En somme, les grands groupes ne perdent pas : ils s’adaptent, se financent mieux ailleurs, et s’achètent même des circonstances atténuantes auprès des marchés.

Machines-outils et ingénierie – le talon d’Achille du protectionnisme américain

Si les États-Unis appliquaient des droits de douane élevés sur les équipements industriels européens – machines-outils, centres d’usinage, outils de précision – le risque économique serait probablement plus grand pour eux que pour l’Europe.

Les machines allemandes, suisses ou italiennes représentent une technologie difficilement substituable. Les États-Unis, malgré leur puissance industrielle, ne possèdent pas actuellement de filière nationale capable de reproduire ces outils à performance égale dans des délais compatibles avec la réindustrialisation annoncée.

Ces équipements sont essentiels dans des secteurs stratégiques : défense, énergie, semi-conducteurs, médical, automobile. Les surtaxer reviendrait à ralentir des investissements américains pourtant portés par les plans de relance et les initiatives de souveraineté industrielle.

Inversement, l’Europe a davantage de débouchés alternatifs (Chine, Inde, Asie) et produit elle-même ce qu’elle consomme. Elle peut amortir une baisse de la demande américaine plus facilement que les États-Unis ne peuvent recréer une filière équivalente.

Il faut aussi se demander si la dramatisation actuelle par les grands industriels européens ne cache pas d’autres objectifs : justifier des aides publiques, ou optimiser leurs coûts de production, notamment salariaux, sous prétexte d’un risque exogène. Dans une logique de rentabilité actionnariale, cette rhétorique permet de socialiser les risques tout en privatisant les marges.