Alors que les grandes puissances renouent avec les logiques impériales du passé, les piliers mêmes de la démocratie vacillent. Le paradoxe de notre temps : des empires en expansion qui se disent repliés sur eux-mêmes, et des démocraties qui doutent d’elles-mêmes.
Il fut un temps où, dans le sillage des guerres mondiales, les nations démocratiques s’étaient donné un cap : celui de la solidarité, du droit, du respect des souverainetés. L’après-1945 avait vu naître l’ONU, les déclarations universelles, et l’idée qu’un monde régi par la coopération l’emporterait sur celui des puissances et des conquêtes. Un monde « tous pour un, un pour tous », en quelque sorte.
Mais ce temps semble révolu.
Ce qui s’impose aujourd’hui, c’est le retour d’une logique impériale, sous des atours nouveaux. L’époque prétend rejeter la mondialisation, vante le repli sur soi, la souveraineté nationale, les traditions locales. Pourtant, derrière cette façade isolationniste, se cache un expansionnisme bien réel. La Russie veut reconstituer son aire d’influence — l’Ukraine en paie le prix fort. La Chine, sous couvert de non-ingérence, menace Taïwan et tisse sa toile en Afrique et en Asie. Même les États-Unis, lorsqu’ils flirtent avec des formes de nationalisme agressif, montrent des velléités de domination économique ou stratégique, du Canada au Groenland, en passant par le contrôle des voies commerciales comme le canal de Panama.
Ce paradoxe est révélateur : l’isolationnisme affiché est un masque. Ce que ces nouvelles puissances recherchent, ce n’est pas la paix dans leurs frontières, mais l’affirmation d’un pouvoir sans entraves. Elles défendent leur « civilisation » contre un monde présenté comme corrompu, tout en étendant leur sphère d’influence par l’argent, la force ou la propagande.
Dans ce contexte, la démocratie, loin d’être un rempart solide, vacille. Aux États-Unis, l’élection de Donald Trump, ses attaques contre les institutions, et sa capacité à galvaniser des millions de citoyens autour d’un discours autoritaire montrent combien la démocratie peut être fragilisée de l’intérieur. Quand un ancien président évoque sans rire l’idée d’un « mandat de revanche », sous les applaudissements de ses partisans, c’est que quelque chose de fondamental s’est fissuré.
L’Europe n’est pas épargnée. La montée des partis illibéraux — RN en France, FIDESZ en Hongrie, AFD en Allemagne — témoigne d’un rejet croissant des règles du jeu démocratique. Plus inquiétant encore, ces partis affichent parfois leur sympathie pour des régimes autocratiques, comme celui de Vladimir Poutine. L’idée même de démocratie semble s’évaporer dans certains discours politiques, remplacée par un culte de la puissance, de l’identité, de l’ordre.
On assiste à une inversion des valeurs. Le droit est devenu un obstacle, la solidarité une faiblesse, la vérité une question d’opinion. Là où l’on disait autrefois « un pour tous, tous pour un », on entend désormais : « tous pour moi ». Chacun pour sa puissance, sa grandeur, son passé mythifié.
Mais faut-il pour autant céder à la résignation ? Ce moment de bascule peut aussi être l’occasion d’une prise de conscience. L’histoire nous a appris que la démocratie n’est jamais acquise, qu’elle demande vigilance, engagement, lucidité. Et qu’elle renaît parfois dans les périodes les plus sombres, grâce à la parole, à la pensée, à l’exigence morale.Peut-être est-ce le moment, justement, de raviver l’esprit des mousquetaires. Non pas par nostalgie, mais par nécessité. Pour rappeler qu’un monde commun n’est pas une utopie, mais une condition de survie.