Experts déçus, revirements assurés ?

« L’intellectuel organique veut influer sur le pouvoir sans être instrumentalisé, veut rester libre tout en pesant. Dès qu’il perd sa position centrale, il compense souvent par un discours critique qui masque un ressentiment. »
Pierre Bourdieu (inspiré de *La Noblesse d’État* et *Sur la télévision*)

Article rédigé le : 18 July 2025

Introduction

Il est courant d’observer des revirements de discours chez certains experts ou économistes qui ont été, à un moment donné, associés au pouvoir. Cette attitude, loin d’être rare, traduit souvent un mécanisme bien humain : le besoin de reconnaissance, exacerbé par la perte d’influence. Ce phénomène, déjà visible au plus haut niveau de l’État, est également fréquent en entreprise ou dans tout cercle de décision.

1. La psychologie du conseiller écarté

Le lien avec le pouvoir confère un sentiment d’importance, parfois même d’euphorie. Mais dès que la relation se distend ou que l’on est écarté, certains spécialistes réagissent mal : ils se sentent trahis, oubliés, et reconfigurent leur discours pour retrouver une visibilité. Il est alors fréquent de voir :

– Des critiques tardives sur des politiques qu’ils ont eux-mêmes inspirées ;

– Des dénégations ou oublis sélectifs de leurs contributions passées ;

– Une volonté de se repositionner comme « expert libre », à distance du pouvoir.

2. Quelques exemples concrets

• Christian de Saint-Étienne, évoquant récemment que la désindustrialisation n’avait jamais été un problème, alors que le programme économique de 2017, qu’il a influencé, soulignait précisément le contraire.
• Jacques Attali ou Alain Minc, qui passent de conseillers influents à critiques féroces quand ils ne sont plus consultés.
• Jean Pisani-Ferry, récemment critique sur la trajectoire économique de Macron, après avoir été son architecte économique en 2017.

3. Conséquences sur la confiance publique

Ce type de comportement brouille la perception du public. L’expertise perd de sa valeur quand elle semble motivée par des ressentiments personnels ou des revanches médiatiques. L’éthique intellectuelle devrait imposer de reconnaître les politiques soutenues, et de critiquer avec rigueur, sans réécriture opportuniste du passé.

Conclusion

Ce phénomène ne concerne pas uniquement les sphères politiques : il est observable dans le monde de l’entreprise, dans les institutions, et dans toutes les structures où le lien avec le pouvoir peut flatter l’ego. Être consulté est grisant ; ne plus l’être peut générer une blessure difficile à assumer. Mais pour préserver la crédibilité de la parole experte, il est fondamental de garder une ligne éthique constante.

L’expertise sans mandat : quand les critiques oublient ce qu’est gouverner

Il est essentiel de rappeler que la critique, aussi brillante soit-elle, est un exercice de liberté bien plus confortable que la gouvernance. Les économistes, éditorialistes ou experts peuvent, depuis leurs tribunes, proposer des diagnostics, émettre des jugements, ou dénoncer les erreurs – sans avoir à affronter les réalités du pouvoir.

Car gouverner, c’est :
• Jongler avec des coalitions instables ou des parlements sans majorité,
• Composer avec des oppositions qui s’opposent par principe, quelles que soient les propositions,
• Réagir à une opinion publique souvent fragmentée, émotionnelle, impatiente ou méfiante,
• Maintenir l’équilibre budgétaire tout en protégeant les plus vulnérables,
• Réformer sans déclencher de soulèvement social ni de paralysie politique.

La spécificité française rend cet exercice plus ardu encore. Là où d’autres sociétés – Belgique, Espagne, Italie, ou même Grèce – ont intégré l’idée que tout ne peut pas rester figé, la France cultive un rapport paradoxal à l’État : exigeant, défiant, et profondément rétif au changement.

Ainsi, lorsque certains experts fustigent la lenteur des réformes ou l’insuffisance des transformations, il est légitime de leur poser la question : auraient-ils réussi à convaincre ? Auraient-ils tenu sous la pression des manifestations, des réseaux sociaux, des majorités introuvables ?

Une démocratie vivante a besoin d’experts. Mais elle a aussi besoin qu’ils se souviennent d’une chose : la décision politique n’est pas une équation, c’est une traversée.