
On entend souvent dire que la France serait paralysée par un excès de normes. Que ce soit dans l’agriculture, le bâtiment, l’industrie ou l’administration, ce serait toujours « la faute aux normes ». Ce discours traverse les prises de parole patronales, syndicales, politiques, et il semble s’imposer comme une évidence nationale.
Mais est-ce si vrai ?
J’ai travaillé dans plusieurs pays — Belgique, Pays-Bas, Allemagne, États-Unis, Chine, Argentine, Arabie saoudite — et j’y ai rencontré, partout, des réglementations denses, complexes, parfois plus exigeantes qu’en France. La Belgique, par exemple, impose des règles de construction (isolation, performance énergétique, conformité) bien plus rigoureuses que celles en vigueur en France. En Allemagne ou aux Pays-Bas, les normes environnementales sont souvent plus strictes et plus contrôlées. Et pourtant, dans ces pays, le discours n’est pas le même.
Alors pourquoi cette obsession française ?
Je crois qu’il faut voir au-delà des normes elles-mêmes. Ce qui pèse, ce n’est pas tant leur existence que la manière dont elles sont perçues, appliquées, et utilisées comme alibi. Trop souvent, on agite la norme comme un bouc émissaire pour éviter de parler des vrais problèmes : manque d’investissement, organisation inefficace, rigidité hiérarchique, désadaptation au monde actuel.
Derrière les discours sur la surnormalisations, je crains qu’il n’y ait parfois un refus de remise en question. C’est plus simple de dénoncer une norme que d’admettre qu’on a pris du retard en matière de productivité, de modernisation ou de gouvernance.
Et ce qui est plus grave encore, c’est que cette critique systématique peut conduire à des décisions absurdes : supprimer des normes utiles, déréglementer au nom de la « simplification », et finalement affaiblir les plus fragiles. Car ce ne sont pas les grands groupes qui souffrent du flou réglementaire : ce sont les petites structures, les artisans, les indépendants, ceux qui n’ont ni service juridique, ni lobby à Bruxelles.
Ajoutons à cela un phénomène souvent ignoré : l’influence discrète mais réelle des groupes de pression dans la fabrique des normes. Beaucoup de règles techniques sont, en réalité, inspirées par des intérêts privés. Certains industriels ou fédérations savent très bien orienter les textes pour verrouiller un marché ou rendre leur solution incontournable.
Il serait temps, me semble-t-il, de sortir de cette logique de plaintes pour entrer dans celle du diagnostic sérieux. Ce dont la France a besoin, ce n’est pas de « moins de normes », mais de normes intelligentes, stables, compréhensibles et utiles. Et surtout, d’une capacité à se regarder en face, à analyser ses blocages, à innover dans l’organisation du travail, dans les outils, dans la coopération.
Les normes ne sont pas l’ennemi. Elles sont un miroir. Et c’est parfois ce qu’il reflète qui dérange.