Depuis quelques mois, certains économistes médiatiques comme Frédéric Bizard, souvent invités sur LCI ou CNews, avancent une thèse simplificatrice : la forte hausse des arrêts maladie en France depuis 2020 ne serait que le reflet mécanique d’une augmentation du nombre de travailleurs. Selon eux, les causes seraient purement « quantitatives », liées à une démographie de l’emploi, sans qu’aucun facteur psychologique ou social ne soit à considérer.
Or cette lecture est trompeuse. Elle ignore des transformations majeures du rapport au travail depuis la pandémie de Covid-19, et masque une crise plus profonde : celle de la confiance mutuelle entre employeurs et salariés, fragilisée par les incertitudes, le stress, les nouveaux modes d’organisation (comme le télétravail), et une perception accrue du mal-être au travail.
Que disent vraiment les chiffres ?
Selon la CNAM et les données agrégées de la Sécurité sociale :
- Le nombre de jours d’arrêt maladie a augmenté de 30 % entre 2019 et 2023, toutes causes confondues.
- Les indemnités journalières versées ont dépassé 15 milliards d’euros en 2023, contre 11 milliards en 2019.
- L’absentéisme a particulièrement touché les secteurs de la santé, de l’éducation, des transports et des services publics.
La seule croissance de l’emploi ne suffit pas à expliquer cette explosion. Entre 2020 et 2024, environ 750 000 emplois nets ont été créés, soit une augmentation de l’emploi total d’environ 3 %. On est donc très loin des 30 % d’augmentation des arrêts. Il y a donc d’autres moteurs puissants à l’œuvre.
Le choc Covid : révélateur et accélérateur
La pandémie a agi comme un révélateur des fragilités préexistantes :
- Rythmes de travail désorganisés, pressions accrues sur certains métiers (soignants, enseignants, livreurs).
- Angoisse sanitaire durable, suivie d’une fatigue mentale généralisée.
- Multiplication des arrêts de courte durée liés au Covid, mais aussi à des troubles anxieux, dépressions légères ou épuisements.
Après 2021, on a observé une poussée inédite des arrêts pour troubles psychologiques, en particulier chez les jeunes adultes et les femmes.
Télétravail, autonomie et perte de sens
L’un des bouleversements majeurs apportés par la crise sanitaire a été la généralisation du télétravail dans les secteurs qui le permettaient. Si beaucoup l’ont d’abord vécu comme un soulagement, il a aussi :
- isolé certains salariés de leur collectif,
- généré un flou sur les horaires et les attentes,
- accentué l’asymétrie de contrôle.
À l’inverse, le retour au bureau imposé par de nombreuses entreprises depuis 2022–2023 est perçu par certains salariés comme une reprise de pouvoir autoritaire, souvent mal expliquée. Ce défaut de communication nourrit un climat de défiance réciproque.
Une mutation du rapport au travail
Depuis la crise du Covid, plusieurs enquêtes indiquent que :
- Une part croissante des salariés revendiquent un droit au retrait psychologique.
- Beaucoup ne croient plus au discours classique sur la « valeur travail ».
- La quête de sens, d’utilité ou d’équilibre est devenue centrale, en particulier chez les jeunes générations.
Le glissement rhétorique de Frédéric Bizard
Frédéric Bizard a récemment affirmé qu’il n’y avait eu « aucune création d’emploi entre 2016 et 2020 », puis 1,5 million entre 2020 et 2024. Cette affirmation est factuellement inexacte :
| Période | Emplois nets créés (INSEE) | Commentaire |
| 2017–2019 | ~783 000 | Forte dynamique pré-Covid |
| 2020 | ≈ 0 | Choc Covid, gel des embauches |
| 2021–2024 | ~750 000 | Rattrapage post-Covid, mais inégal |
| Total 2017–2024 | ~1,5 million | Globalement exact, mais timing biaisé |
Cette relecture vise à délégitimer les causes sociales et psychiques de l’absentéisme. Elle confond corrélation et causalité.
Conclusion : de la statistique au sens
La montée des arrêts maladie depuis 2020 ne peut être comprise sans un regard holistique : oui, le nombre de travailleurs a augmenté. Mais les conditions de travail, le rapport subjectif au métier, les attentes et la confiance mutuelle ont radicalement changé.
Plutôt que de rejeter la faute sur « l’absentéisme », il serait plus juste de s’interroger sur les formes d’organisation du travail, la qualité du management, et le rôle que l’entreprise ou l’administration joue dans le bien-être de ceux qui la font vivre.
Un salarié arrêté n’est pas forcément un profiteur : c’est peut-être un indicateur avancé d’une société en transformation.