Dans Les institutions invisibles, Pierre Rosanvallon redéfinit ce qui tient ensemble une société au-delà de ses structures visibles : non pas seulement l’État, le droit ou les partis, mais des notions abstraites comme la confiance, la légitimité et l’autorité. Ces « institutions invisibles » sont les piliers symboliques et moraux d’une démocratie. Or, ce sont elles qui vacillent aujourd’hui, bien plus que les lois ou les élections.
La défiance s’est installée partout : envers les dirigeants politiques, les médias, les scientifiques, les médecins, les enseignants, mais aussi – et c’est plus nouveau – entre voisins, collègues, citoyens ordinaires. Nous ne sommes plus seulement face à une crise du pouvoir ou de ses abus, mais à une dissolution du lien social fondé sur la présomption de bonne foi. Le doute s’est généralisé. Et ce doute, cultivé, amplifié, instrumentalisé, devient destructeur.
1. La confiance : institution fondatrice et matrice du lien
Chez Rosanvallon, la confiance n’est pas un simple sentiment, mais une relation sociale structurante. Elle repose sur l’idée que l’autre – gouvernant ou gouverné – agit dans un cadre de responsabilité partagée. Ce n’est pas une adhésion aveugle mais un pari rationnel sur la loyauté. Sans ce pari, ni la démocratie représentative ni la vie en société ne sont possibles.
Dans les sociétés modernes, cette confiance est médiée par des institutions : justice, administration, presse, école. Mais elle doit aussi être ressentie comme incarnée : dans des visages, des voix, des récits crédibles. Lorsqu’aucune incarnation n’est jugée légitime, la défiance prend toute la place.
2. Le règne du soupçon : quand la parole devient suspecte
L’un des paradoxes de notre époque tient à ceci : jamais la liberté d’expression n’a été aussi large, et pourtant jamais elle n’a semblé aussi corrosive pour la démocratie. Sur les réseaux, tout est dit, tout est contesté, tout est déformé. L’intention n’importe plus, seul compte l’effet polémique.
Ce climat de suspicion généralisée produit un effet délétère : toute parole devient suspecte d’avoir un intérêt caché, toute expertise un masque de pouvoir, toute règle une manœuvre. La démocratie libérale, fondée sur la présomption de bonne foi et la confrontation raisonnée, bascule alors dans un cynisme radical.
3. Désinformation et guerre cognitive : les failles de la démocratie exploitée
Cette situation est exploitée à grande échelle par les puissances hostiles aux démocraties libérales. La propagande russe, relayée par des trolls, des comptes automatisés ou de faux médias, n’a pas pour objectif de convaincre mais de défaire la croyance dans toute vérité possible. L’objectif n’est pas de proposer un récit alternatif mais de fragmenter le récit commun.
La Chine, avec d’autres méthodes plus institutionnelles, promeut un modèle fondé sur la performance économique et l’ordre social, en laissant entendre que la démocratie serait un luxe inefficace. Les deux régimes exploitent ainsi la liberté d’expression des démocraties pour miner de l’intérieur la confiance de leurs citoyens.
4. La défiance au quotidien : du politique au voisin
Ce qui était autrefois une crise des élites est devenu une crise de la vie commune. La défiance s’est infiltrée dans les interactions sociales ordinaires : suspicion face aux syndicats, aux enseignants, aux experts, aux journalistes, mais aussi entre simples citoyens. Chacun soupçonne l’autre de tricher, de profiter, de mentir. Le bien commun devient une idée vide, voire suspecte.
Les effets sont concrets : montée de l’abstention, rejet des compromis, radicalisation des débats publics, violences verbales et parfois physiques dans les sphères locales. La société démocratique devient alors non pas un espace de délibération, mais un champ de confrontation permanente.
5. Reconstruire la confiance : une tâche politique et sociale
Si la confiance est une institution invisible, elle peut se reconstruire, mais cela nécessite des conditions exigeantes :
- Retrouver des médiations fiables : médias responsables, justice exemplaire, école respectée.
- Réintroduire des formes de lenteur et de vérification dans la parole publique.
- Revaloriser la figure du ‘tiers’ garant : juge, enseignant, scientifique, journaliste.
- Combattre activement les stratégies de désinformation, sans sombrer dans la censure autoritaire.
Il ne s’agit pas de rêver un retour à une société unie, mais de réapprendre à vivre dans un monde pluraliste, où la confiance se mérite et se construit.
Citation de Pierre Rosanvallon :
« Les institutions invisibles sont celles qui rendent les sociétés possibles sans apparaître comme des structures explicites. La confiance, la légitimité et l’autorité en font partie. Leur érosion est la véritable crise contemporaine. »
Conclusion : sans confiance, pas de démocratie
La démocratie n’est pas un régime fondé sur l’accord, mais sur l’acceptation du désaccord dans un cadre commun. Ce cadre repose sur la confiance minimale que l’autre, même adversaire, respecte les règles du jeu. Lorsque cette confiance disparaît, les règles perdent leur légitimité et l’autorité s’effondre.
Nous ne vivons pas une simple crise politique ou institutionnelle, mais une crise anthropologique et cognitive. Rosanvallon, en redonnant un sens aux institutions invisibles, nous offre une grille de lecture précieuse : ce sont les liens humains, et non les lois seules, qui tiennent la démocratie debout.
Du ressenti au soupçon – quand l’émotion désamorce la réalité
Ce que l’on observe aujourd’hui dans les démocraties occidentales, c’est la substitution progressive du ressenti à la réalité factuelle. Les médias, les responsables politiques, et même les instituts de sondage valorisent de plus en plus l’ »opinion vécue », au détriment des données objectives. Ce basculement cognitif transforme la rationalité démocratique en émotivité collective.
Exemple frappant : la violence. Le sentiment d’insécurité est omniprésent dans les discours, mais les chiffres sur les homicides ou les agressions graves restent relativement stables. Cette distorsion est alimentée par la surexposition médiatique des faits divers, les réseaux sociaux, et la généralisation rapide d’événements marquants. Résultat : le ressenti d’insécurité devient une vérité politique en soi, ouvrant la voie à la surenchère sécuritaire.
Dans les médias, ce glissement est accentué par la place grandissante donnée aux témoignages bruts, aux plateaux émotionnels, aux sondages flash. Le « ressenti » y est présenté comme vérité sociale. Or, si l’émotion individuelle est légitime, elle ne remplace pas le fait. La pluralité des ressentis ne constitue pas une connaissance du réel.
Ce brouillage des repères induit une forme de dissonance cognitive chez le citoyen, qui ne sait plus à quoi se fier. Cette dissonance alimente la défiance envers les institutions, soupçonnées de mensonge ou de dissimulation. C’est un cercle vicieux : plus le ressenti est mis en avant, plus la parole institutionnelle semble suspecte, et plus la confiance recule.
La démocratie a besoin d’émotion pour mobiliser, mais elle a surtout besoin de vérité partagée pour fonctionner. Le défi contemporain est de reconstruire un espace où les faits puissent encore servir de socle commun, sans mépriser les ressentis mais sans leur accorder un statut de vérité supérieure.