La culture de la peur : statistiques, médias et perception de la violence

Introduction

Depuis quelques années, les statistiques occupent une place centrale dans les discours médiatiques, en particulier dans les chaînes d’information continue. Que ce soit sur la criminalité, les accidents, le climat, l’immigration ou l’école, les chiffres sont mis en avant pour nourrir des récits de crise. Dernière illustration : les attaques au couteau impliquant des adolescents, transformées en phénomène sociétal sous l’étiquette d’une prétendue « culture du couteau ». Cette instrumentalisation des données, souvent hors contexte ou sur des périodes très courtes, contribue à une forme d’hystérisation collective. Il devient urgent de rétablir la rigueur méthodologique et de redonner leur place aux sciences sociales pour comprendre, non dramatiser.

I. Les statistiques : outils de savoir ou de manipulation ?

Une statistique n’est jamais neutre. Pour qu’elle soit significative, elle doit s’inscrire dans une série longue, reposer sur des indicateurs solides, et faire l’objet d’un traitement méthodologique rigoureux. Comparer trois années d’attaques au couteau chez les adolescents, sans mise en perspective historique ni prise en compte des variations de signalement, n’a aucune valeur scientifique. Pourtant, les médias s’en emparent souvent pour construire des récits alarmistes. On sélectionne les chiffres qui confortent une peur ou un soupçon, sans souci d’exactitude. C’est une dérive préoccupante.

II. Le divorce entre perception et réalité

Les enquêtes d’opinion montrent une hausse continue du sentiment d’insécurité. Pourtant, les données de l’INSEE, de l’ex-ONDRP ou des enquêtes « Cadre de vie et sécurité » indiquent que de nombreux types de violences (homicides, cambriolages) sont stables ou en baisse. Ce paradoxe s’explique par la médiatisation sélective des faits divers, qui crée une illusion de fréquence. L’effet cumulatif des images chocs et des reportages alarmistes façonne une perception biaisée du réel.

III. Des travaux scientifiques pour prendre du recul

Norbert Elias, dans « La civilisation des mœurs », a montré comment, depuis le Moyen Âge, la violence interpersonnelle a diminué à mesure que l’État consolidait son monopole de la violence légitime. Steven Pinker, dans « The Better Angels of Our Nature », a poursuivi cette démonstration sur la longue durée. Michel Wieviorka a proposé une typologie des violences et dénoncé les simplifications médiatiques. Enfin, Laurent Mucchielli a largement documenté les mécanismes de panique sécuritaire entretenus par certains médias et responsables politiques.

IV. La responsabilité des médias et des politiques

L’information continue, en quête permanente de sensationnel, amplifie chaque fait divers jusqu’à en faire un symptôme généralisé. L’invention de formules comme « culture du couteau » ou « ensauvagement » ne relève pas d’un constat scientifique mais d’un discours émotionnel. Cette construction du réel par les médias a des conséquences très concrètes : elle nourrit la peur, la méfiance sociale, et pousse parfois à des lois répressives votées dans la précipitation.

V. La peur comme levier politique : vers les extrêmes ?

Le climat de peur entretenu par les discours médiatiques ne reste pas sans conséquences sur les comportements politiques. L’histoire contemporaine montre que, lorsque les citoyens sont submergés par l’anxiété, ils deviennent plus sensibles aux discours autoritaires et aux promesses simplistes. Cela favorise mécaniquement les partis populistes ou extrémistes qui se présentent comme les seuls capables de « remettre de l’ordre ».

Paradoxalement, ceux qui n’ont jamais été confrontés personnellement à la violence sont souvent les plus influencés par ces récits. Plus on est éloigné de la réalité, plus la peur médiatiquement construite peut paraître crédible. C’est un terreau idéal pour les formations politiques qui utilisent l’insécurité comme argument central : désigner des boucs émissaires, exiger des mesures radicales, dénoncer la prétendue impuissance de l’État.

Il ne s’agit pas ici de soupçonner un complot, mais de constater une mécanique bien connue : les chaînes d’information ont intérêt à capter l’attention par la peur ; les partis radicaux ont intérêt à exploiter cette peur ; l’addition des deux favorise un climat propice aux votes extrêmes. Les sciences politiques comme les sciences sociales ont montré que la peur collective, entretenue dans le temps, est un puissant levier de glissement démocratique.

Conclusion : Retrouver une pensée critique

Face à l’usage abusif des chiffres et à l’hystérisation médiatique, il est temps de restaurer une approche rationnelle des phénomènes sociaux. Cela suppose de refuser les généralisations hâtives, de privilégier les analyses sur le temps long, et d’écouter les sociologues, historiens, statisticiens. Il est aussi nécessaire de comprendre comment la peur peut être exploitée politiquement, et de rester lucide face aux stratégies de communication visant à polariser et à diviser. En un mot, sortir de la culture de la peur pour revenir à une culture du savoir.