L’arme nucléaire : quand la rationalité bascule dans l’absurde

Comment deux nations, les États-Unis et l’URSS, ont-elles pu accumuler chacune plus de 30 000 têtes nucléaires, alors que quelques centaines auraient suffi pour éradiquer l’ensemble de la civilisation humaine ? Cette course insensée ne fut pas un hasard ni le fruit d’un oubli stratégique. C’est l’histoire d’une rationalité dévoyée.

1. Une logique fondamentalement paranoïaque : la dissuasion maximale

L’accumulation ne visait pas à détruire l’ennemi, mais à garantir une capacité de représailles après une première frappe. On appelait cela la « deuxième frappe ». Pour être sûr d’avoir 200 ogives opérationnelles après une attaque massive, il fallait en posséder 10 000, 20 000, voire plus. L’objectif n’était pas la guerre, mais la certitude qu’aucune guerre ne serait gagnable.

2. Une course technologique et bureaucratique

Les nouvelles technologies rendaient les anciennes armes obsolètes. Mais elles n’étaient pas démantelées, de peur d’être perçu comme affaibli. Chaque branche militaire, chaque administration, voulait sa part du gâteau nucléaire. Le complexe militaro-industriel, dénoncé dès 1961 par Eisenhower, alimentait ce mécanisme.

3. Une mentalité de guerre froide à somme nulle

Dans l’imaginaire stratégique, désarmer équivalait à perdre. Aucun compromis n’était possible : toute concession risquait d’être exploitée. Ainsi, même les traités de réduction (SALT, START) ne faisaient que geler ou répartir des quantités déjà faramineuses.

4. Le mythe de la suprématie nucléaire

La possession d’un arsenal nucléaire était vue comme un levier diplomatique. Pouvoir menacer, c’était régner. Mais cet outil devenait vite inutilisable, car trop destructeur. La dissuasion repose sur une absurdité : construire des armes pour qu’elles ne servent jamais.

5. Un gaspillage de la richesse collective

Les milliards investis auraient pu éradiquer la faim, financer la santé publique ou garantir l’accès à l’éducation. Mais ils ont servi à construire des engins de mort. L’URSS s’est ruinée. Les États-Unis ont compromis leur État-providence. Les peuples n’ont pas choisi cela, ils l’ont subi.

6. Pourquoi l’humanité a-t-elle laissé faire ?

Parce que la peur a été savamment entretenue. Parce que les citoyens n’avaient ni les outils ni les moyens de comprendre l’ampleur de la folie. Et parce que l’ennemi absolu, l’autre, justifiait tous les excès.

Conclusion

La question n’a rien d’utopique. Elle est un rappel salutaire. Les arsenaux nucléaires restent aujourd’hui bien réels, et certains rêvent de les moderniser, voire de les utiliser à nouveau comme outils d’influence. Il est temps de poser à nouveau cette question simple : « Pourquoi sommes-nous là, si c’est pour accepter cette absurdité stratégique ? »

« Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. »
– Albert Einstein

La singularité française : une dissuasion intelligente et sobre

La France a mis en place une stratégie nucléaire unique en son genre, fondée sur la sobriété, la mobilité et l’indépendance. À rebours de la logique de suraccumulation des grandes puissances, elle a conçu une force de dissuasion minimale mais pleinement crédible.

Contrairement aux États-Unis, à la Russie ou à la Chine, la France ne possède aucun silo fixe. Elle s’appuie exclusivement sur deux composantes mobiles : les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et l’aviation stratégique. Cette mobilité garantit la survivabilité et l’efficacité de la réponse, tout en évitant l’escalade quantitative.

Autonome politiquement, la dissuasion française n’est placée sous l’autorité que du président de la République. Cette centralisation garantit une clarté décisionnelle rare dans le concert des nations nucléaires.

Enfin, cette stratégie n’est ni ostentatoire ni belliqueuse : elle vise uniquement à empêcher toute tentative de chantage ou d’agression en assurant une riposte possible, même en cas d’attaque surprise.

Le peu de reconnaissance médiatique de cette architecture s’explique peut-être par son efficacité même : stable, sobre, fonctionnelle et silencieuse. Elle n’alimente ni les polémiques, ni les fantasmes.

« En matière nucléaire, la suffisance est la seule mesure de la puissance. »
– Charles de Gaulle

Sous-marins nucléaires : quand le discours politique trahit la stratégie militaire

Récemment, Donald Trump a affirmé avoir « envoyé deux sous-marins nucléaires près de la Russie ». Ce type de déclaration spectaculaire vise avant tout à impressionner l’opinion, mais il trahit une profonde méconnaissance — ou une instrumentalisation — des logiques militaires réelles.

Dans toutes les puissances nucléaires, qu’il s’agisse des États-Unis, de la France ou de la Russie, les sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) constituent le pilier discret mais permanent de la dissuasion. Leur efficacité repose précisément sur leur invisibilité et leur mobilité : en patrouille permanente, ils sillonnent les océans à des profondeurs et dans des zones tenues secrètes, prêtes à riposter en cas d’attaque nucléaire.

Parler d’« envoi » de sous-marins comme d’un acte ponctuel ou spectaculaire, c’est ignorer que ces bâtiments sont déjà là, depuis des semaines ou des mois. L’US Navy dispose de 14 SNLE de classe Ohio, dont plusieurs sont constamment déployés, notamment dans l’Atlantique Nord et le Pacifique.

Ce genre d’annonce présidentielle ne relève donc pas de la stratégie militaire, mais du storytelling politique. Elle s’inscrit dans une logique de communication : montrer sa force, rassurer ses partisans, détourner l’attention… mais au prix d’une banalisation de la dissuasion nucléaire.

Une telle instrumentalisation du silence stratégique est dangereuse. Elle expose ce qui doit rester secret, elle transforme la stratégie en posture, et elle confond puissance réelle et gesticulation politique. La crédibilité d’une nation ne se mesure pas à l’agitation médiatique de ses dirigeants, mais à la rigueur de ses doctrines militaires, respectées dans la discrétion.