Introduction
Le terme « ensauvagement » s’est imposé dans le débat public comme une évidence, un mot totem censé désigner une montée incontrôlable de la violence dans la société française. Pourtant, les données disponibles contredisent en grande partie cette perception : les homicides sont en baisse tendancielle depuis plusieurs décennies, le sentiment d’insécurité reste globalement stable, et l’augmentation de certaines formes de violence, bien réelle, reste circonscrite à des contextes spécifiques (intrafamiliaux, intracommunautaires, etc.).
Ce décalage entre les faits mesurés et le ressenti subjectif alimente un imaginaire anxiogène, que les médias sensationnalistes et les réseaux sociaux amplifient à l’extrême. C’est ce que la raison – les chiffres, les études, l’analyse historique – tente de corriger. Mais la perception l’emporte souvent sur la raison, surtout en période de trouble ou de déstabilisation sociale.
C’est là qu’intervient la récupération politique. Une partie de la droite dite « républicaine » entre en concurrence directe avec l’extrême droite en reprenant sa rhétorique, tentant de désigner une cause unique et simplificatrice : l’immigration. L’ensauvagement devient alors un mot-clé d’un récit identitaire, où l’Autre – l’étranger, le migrant, le marginal – est rendu responsable du malaise social. La violence devient ethniquement et culturellement connotée.
Le plus inquiétant est que cette rhétorique s’impose même dans les discours de partis de gouvernement, brouillant les repères démocratiques et sapant la confiance dans les institutions. Ce phénomène rejoint le problème plus large des fake news : lorsque les faits ne comptent plus, mais seulement leur mise en récit émotionnelle, il devient très difficile de restaurer une parole politique fondée sur la vérité.
I. Une violence fantasmée : ce que disent les chiffres
Les statistiques officielles indiquent une baisse significative de la violence la plus extrême : les homicides. Selon les données du ministère de l’Intérieur (SSMSI), le taux d’homicide en France est passé de 2,5 pour 100 000 habitants dans les années 1990 à environ 1,56 en 2023. La France se situe ainsi parmi les pays européens les moins violents en matière de meurtres.
Par ailleurs, les enquêtes de victimation comme « Cadre de vie et sécurité » (INSEE et SSMSI) révèlent une stabilité du sentiment d’insécurité sur le long terme. Environ 11 % des Français déclarent se sentir en insécurité dans leur quartier, un chiffre relativement stable depuis plus de dix ans.
Certaines hausses récentes, comme celles des violences intrafamiliales ou sexuelles, sont réelles, mais liées à une meilleure dénonciation et à une libération de la parole, notamment depuis le mouvement #MeToo. Ces phénomènes ne doivent pas être amalgamés à une violence globale en hausse.
Les travaux de Norbert Elias (La civilisation des mœurs) et de Steven Pinker (The Better Angels of Our Nature) soulignent une tendance historique à la pacification des sociétés occidentales, avec une baisse continue de la violence interpersonnelle depuis le Moyen Âge.
II. Une perception amplifiée par les médias et les réseaux sociaux
Les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux jouent un rôle central dans la formation d’une perception amplifiée de la violence. Pierre Bourdieu, dans Sur la télévision, décrit comment les médias privilégient les faits divers et les récits violents parce qu’ils captent l’attention.
Les biais cognitifs, comme l’heuristique de disponibilité (Tversky & Kahneman), expliquent pourquoi les événements violents, choquants ou rares prennent une place démesurée dans l’imaginaire collectif. Ce qui est facilement mémorisable paraît plus fréquent qu’il ne l’est réellement.
Par ailleurs, les réseaux sociaux amplifient ces perceptions en renforçant les contenus émotionnels. Shoshana Zuboff, dans The Age of Surveillance Capitalism, explique comment les algorithmes privilégient ce qui suscite la peur ou la colère. Comme le souligne Dominique Cardon, « ce qui fait peur se partage plus vite que ce qui est vrai ».
III. Une récupération politique aux visées identitaires
L’extrême droite établit un lien systématique entre immigration et insécurité, en usant du mot ‘ensauvagement’ pour construire un récit identitaire : celui d’une France attaquée de l’intérieur par une population étrangère ou perçue comme telle.
Mais cette rhétorique est aujourd’hui reprise par une partie de la droite classique, dans une tentative de concurrence directe. En 2020, Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, a employé le terme ‘ensauvagement’, légitimant ainsi une terminologie jusqu’alors réservée aux franges les plus radicales du spectre politique.
Cette tendance à ethniciser la violence renvoie au mécanisme du bouc émissaire décrit par René Girard dans La violence et le sacré : en temps de crise, les sociétés désignent un responsable symbolique pour rétablir un ordre menacé.
IV. De la perception à la politique : quand le faux gouverne le réel
Les fausses nouvelles et les manipulations d’images sont monnaie courante dans les sphères d’extrême droite, notamment sur les réseaux comme Telegram ou X. Les faits divers y sont systématiquement mis en scène pour accréditer une lecture ethnique de la violence.
Daniel Kahneman, dans Thinking, Fast and Slow, montre que notre esprit est plus réceptif aux récits rapides, simplistes et émotionnels qu’aux raisonnements complexes et nuancés. La ‘raison lente’ a peu de prise dans un espace médiatique saturé d’affects.
Cette dérive menace les fondements démocratiques. Hannah Arendt, dans La crise de la culture, insistait sur la nécessité d’un espace public fondé sur la vérité. Lorsque celle-ci n’est plus partagée, la politique devient pure manipulation.
Conclusion
La popularité du mot ‘ensauvagement’ révèle une fracture inquiétante entre la réalité objectivée par la raison et la perception subjective nourrie par les émotions. En répercutant et en légitimant cette perception, certains partis politiques participent à un glissement dangereux du débat public vers des visions identitaires et autoritaires.
Face à cette dynamique, il est urgent de réaffirmer la primauté des faits, de l’analyse rigoureuse et de l’esprit critique. Il en va de la santé démocratique de notre société.