L’État, ce n’est pas l’Autre : et si on arrêtait de parler de lui comme d’une entreprise ?

Il est étonnant d’entendre si souvent, dans les médias comme dans les conversations ordinaires, des phrases du type : « l’État doit faire des économies », « l’État est trop dépensier », « il faut que l’État réduise la dette ». Comme si l’État était un acteur extérieur, presque étranger, auquel nous pourrions donner des ordres sans nous sentir concernés.

Pourtant, il fut un temps — pas si lointain — où l’on apprenait à l’école que l’État, c’était nous.

1. L’État n’est pas une entreprise

La comparaison entre l’État et une entreprise est aujourd’hui omniprésente. On attend de lui qu’il soit « efficace », « rentable », qu’il « gagne la confiance des marchés », qu’il « optimise ses dépenses  ». Mais l’État n’a pas pour but le profit, il est l’expression d’un contrat social, celui qui lie les citoyens entre eux et fonde la vie en société.

Comme l’écrivait Jean-Jacques Rousseau dans Du contrat social (1762) :


« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale. »


Autrement dit, l’État est le corps collectif que nous avons choisi de faire exister. Il n’est ni un prestataire, ni une entreprise. Il est notre bras collectif, chargé de mettre en œuvre les décisions prises selon des procédures démocratiques.

2. La dette publique est notre dette

Il y a quelque chose de profondément hypocrite à parler de la dette publique comme d’un fardeau qui viendrait de « l’État » seul, comme s’il s’agissait d’un parent irresponsable.

Cette dette résulte de nos choix collectifs : réduction d’impôts, aides publiques, dépenses sociales, militaires ou environnementales. Elle a été contractée par nos représentants, élus par nous, parfois même à notre demande.

Comme le rappelait Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie :


En Belgique comme en France, la dette n’est pas une fatalité abstraite : elle est le reflet de nos exigences démocratiques, et parfois aussi de nos incohérences.

3. Une solidarité évaporée ?

Il y a quelques décennies, la dette était perçue comme un outil de solidarité intergénérationnelle. On empruntait pour construire des hôpitaux, des écoles, des infrastructures. Aujourd’hui, la logique individualiste semble avoir inversé les rôles : chacun veut bénéficier des services publics… mais sans en assumer le coût.


« Je veux bien payer l’impôt, mais que fait l’État de mon argent ? »


Cette phrase est devenue un réflexe, une manière de se déresponsabiliser en oubliant que l’argent de l’État n’existe pas en dehors de celui des contribuables.
Margaret Thatcher disait


C’est précisément cette vision néolibérale — où l’État est une dépense à contenir — qui a vidé de sens la notion de bien commun.

4. Et les médias dans tout cela ?

Les médias ne sont pas en reste. Ils parlent de l’État à la troisième personne, comme d’un acteur autonome. Pourtant, dans une démocratie représentative, l’exécutif, le législatif, les administrations ne sont que des délégations temporaires de notre souveraineté.
Cette amnésie démocratique contribue à la défiance : on s’indigne que « l’État » ne fasse rien pour résoudre tel ou tel problème, tout en refusant d’assumer collectivement les choix fiscaux ou sociaux qui en découlent.
Une partie du travail médiatique devrait consister à réintroduire du sens, à rappeler que l’État n’est pas un monstre technocratique, mais l’expression organisée de la volonté des citoyens.

Conclusion : Réapprendre la démocratie

Il est peut-être temps de réapprendre à parler de l’État comme d’un « nous ». Pas un « nous » vague ou mystique, mais un nous civique, concret, responsable.
– L’État est ce que nous en faisons.
– Sa dette est la nôtre.
– Sa gestion est notre affaire.
– Son avenir dépend de notre engagement, et de notre lucidité.


Comme le disait John Dewey, philosophe américain du pragmatisme :


À nous donc de reprendre la parole. Pas pour accuser, mais pour assumer.