« Nous ferons un effort quand l’État en fera. » — Autrement dit : nous ne ferons rien, car l’État, c’est toujours quelqu’un d’autre.
Il est devenu courant, presque banal, d’entendre dans les micros tendus des reportages de rue ou des plateaux télévisés : « L’État doit montrer l’exemple », « Nous ferons un effort quand l’État le fera », « L’État est responsable ». Mais cette formule masque une profonde démission collective. Car l’État, en démocratie, ce n’est pas une entité extérieure, abstraite ou toute-puissante. C’est une construction commune, un reflet imparfait de notre volonté politique. Et pourtant, nous parlons de lui comme d’un père absent, d’un bouc émissaire commode, ou d’un géant ingrat que nous ne reconnaissons plus.
1. « L’État doit montrer l’exemple » : mais qui est l’État ?
Dans une démocratie représentative, l’État n’est pas un être mythique ou un empire au-dessus du peuple. Il est l’émanation de nos choix collectifs, des représentants que nous avons élus, des institutions que nous avons validées. Dire que l’État doit montrer l’exemple revient souvent à oublier que nous en sommes les actionnaires, les bénéficiaires, et parfois aussi les saboteurs.
C’est une manière habile de fuir la responsabilité individuelle : tant que « l’État » – c’est-à-dire « les autres » – ne fait pas d’effort, je suis dispensé d’en faire. Le citoyen se transforme en client. L’électeur devient spectateur. Et la politique se transforme en spectacle de promesses trahies, toujours venues d’en haut.
2. L’obsession des moyens : une réponse qui évite les vrais débats
Lorsqu’un médecin, un enseignant, un policier ou un cheminot s’exprime à la télévision, son message est presque toujours le même : « Nous n’avons pas assez de moyens. » Ce constat peut être vrai – et il l’est parfois. Mais il masque une question plus profonde : à quoi servent les moyens, comment sont-ils utilisés, et qui décide de leur emploi ?
En France, les dépenses publiques sont parmi les plus élevées du monde. Pourtant, le sentiment d’impuissance, de pénurie ou de maltraitance institutionnelle ne cesse de croître. C’est peut-être parce que l’obsession des moyens est devenue un réflexe corporatiste. Chacun revendique plus pour son secteur, mais personne ne pense la réforme globale, la simplification, l’efficience ou la solidarité interprofessionnelle.
3. L’érosion du sens du commun
Ce que cette posture révèle, c’est la disparition progressive du sens du commun. Chacun parle depuis son poste, son métier, sa difficulté propre – mais très peu osent porter une parole d’ensemble. Les syndicats, jadis porteurs d’un discours structurant, se sont souvent repliés sur des luttes catégorielles. Les partis politiques eux-mêmes se fragmentent en clientélismes électoraux.
L’État est ainsi désincarné, perçu à la fois comme une machine lointaine et comme une fontaine magique. On exige tout de lui – mais on ne veut plus rien lui devoir. Cette rupture du lien symbolique entre gouvernés et gouvernants est l’un des symptômes les plus profonds du malaise démocratique actuel.
Conclusion
Dire que l’État doit faire l’effort en premier revient à reporter indéfiniment notre propre devoir de citoyen. C’est une manière de différer l’action, de se dispenser de réflexion, et d’attendre que d’autres agissent à notre place. Mais l’État ne peut pas tout. Et surtout, il ne peut pas exister sans nous. Le civisme ne naît pas d’un décret, la responsabilité ne descend pas du sommet : elle se partage, s’assume, et s’apprend. Il est temps de sortir de l’alibi confortable du ‘c’est l’État’. Nous sommes l’État – ou bien il ne sera plus qu’un fantôme incapable d’agir.