Parmi les nombreuses ironies de l’histoire contemporaine, l’une des plus saisissantes est peut-être celle-ci : les deux grandes puissances qui ont structuré le XXe siècle — les États-Unis et la Russie — doivent une part immense de leur puissance à l’Europe, mais semblent aujourd’hui la mépriser, l’ignorer, ou la rejeter dans leur récit national.
L’Europe, matrice oubliée
L’Amérique ne serait pas ce qu’elle est sans :
– Les migrants européens qui l’ont bâtie (Anglais, Irlandais, Allemands, Italiens, Polonais, etc.)
– Les sciences européennes, qui ont nourri ses universités et ses industries
– Les valeurs européennes, issues des Lumières, qui irriguent sa Constitution
La Russie, quant à elle, s’est longtemps voulue européenne par le haut, héritière tantôt de Byzance, tantôt des tsars modernisateurs, tantôt des théories marxistes nées à Londres ou à Paris. Même l’URSS a puisé dans les technologies et les idées européennes, et les missiles qui ont porté Spoutnik sont, en partie, le fruit de l’ingénierie allemande.
Du savoir reçu au récit nié
Pourtant, dans le discours contemporain :
– Les États-Unis, sous l’impulsion de leaders comme Trump, regardent l’Europe comme un vieux continent dépassé, incapable de défendre ses frontières ou de maintenir son influence.
– La Russie de Poutine érige l’Occident en ennemi civilisationnel, rejetant les valeurs européennes qualifiées de décadentes, tout en prétendant incarner la « vraie » Europe, celle des traditions, de l’ordre et de la force.
Dans les deux cas, on observe un révisionnisme tranquille : il ne s’agit pas de débattre du passé, mais de le refondre au service d’un mythe national.
Pourquoi ce rejet ?
Parce que reconnaître sa dette, c’est fragiliser son récit. Et les récits nationaux ont besoin de simplicité, de héros, d’adversaires clairs. Or l’Europe, avec sa complexité, sa diversité, son goût du doute et de la critique, perturbe les récits glorieux. Elle rappelle que rien ne fut jamais pur, ni propre, ni simple.
Une Europe sans récit ?
L’autre ironie, bien sûr, est que l’Europe elle-même a perdu le sien. Elle doute. Elle débat. Elle s’excuse parfois. Elle est un grand espace moral, politique, scientifique — mais sans mythe moteur. C’est peut-être là sa faiblesse… ou sa force.
Mais elle devrait, au moins, revendiquer ce qu’elle a semé. Non pas pour s’en glorifier, mais pour rappeler que, sans elle, le monde moderne serait bien différent.