À entendre certains discours politiques, il suffirait de « volonté » pour récupérer les milliards qui échappent chaque année aux caisses de l’État. « Le gouvernement ne fait rien ! », répètent les oppositions à l’unisson. Mais cette accusation, à force d’être répétée, devient un pur exercice rhétorique, coupé de toute réalité

1. Le mythe de l’inaction
Quel gouvernement, quelle majorité, quel ministre des Finances refuserait sciemment de récupérer des milliards de fraude ? Croire qu’il suffirait de claquer des doigts ou de « décider enfin de s’y mettre » est non seulement naïf, mais profondément absurde.
Car :
– La fraude est discrète, organisée, mobile.
– Les moyens de contrôle sont coûteux, techniques, et juridiquement sensibles.
– Toute politique de lutte contre la fraude s’expose immédiatement à des accusations d’atteinte aux libertés individuelles, surtout si elle est efficace.
2. Une idée radicale : supprimer l’argent liquide
Il existe pourtant une idée simple, brutale, logique : supprimer l’argent liquide.
– Plus de billets sous la table ;
– Plus de paiements anonymes ;
– Chaque euro devient traçable ;
– La fraude au noir devient mathématiquement plus difficile.
Cette idée, évoquée régulièrement par des économistes comme Kenneth Rogoff, est pourtant quasiment taboue politiquement.
Car elle soulève immédiatement des inquiétudes massives :
– Intrusion dans la vie privée ;
– Surveillance permanente ;
– Glissement vers une société de contrôle.
3. L’IA au service du fisc : solution ou dystopie ?
Aujourd’hui, les outils existent pour automatiser la détection des fraudes :
– Recoupement de données bancaires ;
– Analyse des transactions suspectes ;
– Profilage algorithmique.
Les impôts sur les plateformes de vente (Airbnb, Vinted, etc.) sont déjà prélevés automatiquement dans certains pays. Mais à mesure que l’efficacité augmente, la peur aussi grandit.
« C’est l’avènement de Big Brother ! » diront certains.
« On surveille les citoyens honnêtes au lieu de traquer les vrais voleurs. »
Il y a donc un dilemme structurel : toute lutte sérieuse contre la fraude implique une forme de surveillance, donc une limite aux libertés individuelles — ou, à tout le moins, un arbitrage démocratique clair sur ce que l’on accepte collectivement de céder pour renforcer la justice fiscale.
4. Hypocrisie citoyenne, hypocrisie politique
Le citoyen veut :
– Moins d’impôts ;
– Plus de services publics ;
– Moins de dettes ;
– Et une fraude éradiquée…
Mais refuse :
– Toute surveillance ;
– Toute numérisation obligatoire ;
– Toute dénonciation ;
– Toute réduction de liberté, même minime.
Ce paradoxe est le symptôme d’un déni collectif : nous exigeons une société efficace, juste, transparente… mais sans jamais vouloir en payer le prix.
Conclusion : gouverner, ce n’est pas fantasmer
Il est donc absurde de faire de la lutte contre la fraude un argument d’opposition, comme si le gouvernement en place en était complice. Les gouvernements, de droite comme de gauche, ont tous tenté des réformes : renforcement des contrôles, échange de données bancaires à l’échelle européenne, limitation des paiements en liquide, etc.
Mais aucune solution n’est indolore. Et plus elle est efficace, plus elle est impopulaire.
La vraie question est donc :
Sommes-nous prêts, en tant que citoyens, à accepter les outils nécessaires à cette lutte, ou préférons-nous continuer à faire semblant de croire qu’il suffirait de « vouloir » ?
Fraude fiscale, fraude sociale : et si le peuple volait… le peuple ?
À chaque annonce de rigueur budgétaire, les mêmes slogans surgissent, comme des évidences : « Il faut s’attaquer aux fraudes sociales ! », « Il faut récupérer les milliards de la fraude fiscale ! » Comme si cette manne suffisait à résoudre tous les problèmes de l’État, et comme si elle ne concernait que des fraudeurs isolés, bien loin de nous.
Mais voilà : ces fraudeurs ne viennent pas d’une autre planète. Ce sont souvent nos voisins, nos proches… ou nous-mêmes.

1. La fraude, un miroir de nos contradictions
Qui ne s’est jamais vu proposer une réparation de chaudière ou un petit chantier « avec ou sans TVA » ? Combien d’électeurs refusent catégoriquement de payer « au noir » pour économiser quelques euros ? Combien dénoncent les « abus » de l’autre — de l’étranger, de l’assisté, du patron trop riche — tout en acceptant ou tolérant de petites transgressions ?
Frauder l’État, c’est souvent perçu comme frauder une entité abstraite, un monstre bureaucratique sans visage, dont on imagine qu’il « a les moyens ». Mais en réalité, on vole la collectivité. On vole ses voisins. On creuse la dette qu’on dénonce ensuite.
2. Fraude fiscale et sociale : pas deux mondes séparés
On entend souvent opposer fraude sociale (attribuée aux classes populaires) et fraude fiscale (attribuée aux riches). Ce clivage sert des intérêts politiques, mais il empêche de voir une vérité plus dérangeante : la transgression est endémique à tous les niveaux de la société.
– Le riche optimise, dissimule, déclare ailleurs.
– Le travailleur au noir cache une partie de ses revenus.
– Le commerçant « oublie » parfois de facturer.
– Le retraité aide un proche mais ne déclare pas.
– L’individu lambda accepte des « arrangements »…
La fraude est un phénomène de société, pas un problème de marges. Comme l’écrivait Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »
Nommer la fraude pour ce qu’elle est — une rupture de solidarité — est une étape nécessaire pour retrouver un minimum de cohérence civique.
3. L’État, encore une fois, c’est nous
Lorsqu’on vole « l’État », on ne vole pas une institution impersonnelle. On réduit la capacité collective à financer les écoles, les soins, les transports, la justice.
Cette dissonance cognitive est bien résumée par le sociologue Pierre Rosanvallon : « La démocratie contemporaine souffre d’une personnalisation négative de la responsabilité : on accuse les dirigeants, mais on refuse d’assumer le moindre coût de ce qu’on exige. »
La fraude, petite ou grande, est un acte égoïste qui s’habille parfois de contestation légitime, mais qui creuse le lit de la défiance généralisée.
4. Pour un réveil civique
Il ne s’agit pas de moraliser. Il s’agit de repolitiser la question de la fraude :
– Non comme un problème extérieur,
– Mais comme un symptôme de la désaffection démocratique, de la perte de sens du « nous ».
Ce n’est pas la peur de la répression qui redonnera du sens à l’impôt ou à la contribution, mais la conscience que l’on participe à une maison commune.
Comme l’écrivait Montesquieu, dans De l’esprit des lois : « Il ne faut pas que les lois soient plus sévères que la morale publique. »
Encore faut-il que la morale publique existe, et qu’elle ne soit pas dissoute dans l’addition des intérêts privés.