Neutralité suisse : principe moral ou privilège économique ?

Il y a des silences qui crient plus fort que des discours. Et il y a des principes qui, à force d’être invoqués, finissent par perdre toute substance morale. La neutralité suisse, si souvent présentée comme un modèle d’équilibre diplomatique et de sagesse géopolitique, en est peut-être l’exemple le plus éclatant — et le plus irritant.

Un vernis moral sur des intérêts bien compris

Aujourd’hui, alors que l’Europe fait face à une guerre brutale sur son sol, déclenchée par une puissance impérialiste, la Suisse réaffirme haut et fort sa neutralité. Elle refuse de livrer des armes, interdit même la réexportation de matériel militaire d’origine suisse à l’Ukraine, et avance des principes pour justifier son retrait.

Mais derrière ce discours juridique et pacifique, les flux financiers russes ont continué à circuler à Zurich, Genève ou Lugano, et les oligarques ont trouvé un refuge aussi discret qu’efficace.

Cette posture n’est pas nouvelle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Suisse a déjà été la plaque tournante financière du Troisième Reich, acceptant l’or volé aux pays occupés, profitant d’une position stratégique de neutralité qui lui a permis de continuer à commercer avec tous les camps, tout en s’épargnant la destruction. Ce rôle de « banquier prudent mais opportuniste » n’a été véritablement reconnu par les autorités helvétiques qu’à la fin du XXe siècle.

La neutralité respectée : pourquoi ?

Une question essentielle se pose : pourquoi l’Allemagne nazie a-t-elle respecté la neutralité de la Suisse ? Pourquoi n’a-t-elle pas simplement envahi ce petit territoire enclavé au cœur de l’Europe ?

La réponse n’est pas d’ordre moral. L’Allemagne n’avait aucun scrupule à violer la neutralité de ses voisins lorsque cela servait ses intérêts stratégiques. La Belgique, également neutre, fut envahie dès 1914, puis à nouveau en 1940, parce qu’elle était un passage nécessaire vers la France.

La Suisse, en revanche, n’offrait pas de débouché stratégique immédiat, et surtout, elle rendait des services essentiels à l’économie allemande : accès au système bancaire international, transferts d’or, commerce industriel, et même — à un moment — transit d’espions. Elle représentait un îlot de stabilité utile pour le Reich. La neutralité suisse fut donc respectée par pur calcul, non par respect du droit international.

Un ton donneur de leçons difficile à entendre

Aujourd’hui encore, cette neutralité sélective est parfois érigée en modèle supérieur par certains commentateurs suisses. Le journaliste Darius Rochebin, par exemple, dans ses interviews précises et ironiques, n’hésite pas à faire sentir à ses invités européens la fragilité de leurs finances publiques ou l’incohérence de leurs positions diplomatiques.

On admire la finesse, mais on sent aussi l’arrière-goût d’une arrogance post-neutre, celle d’un pays qui juge depuis le balcon, en profitant de la paix et de la prospérité garanties par les sacrifices des autres.

Faut-il encore croire à la neutralité ?

La neutralité n’est pas en soi un principe immoral. Elle peut être une voie vers la paix, une protection des petits États, un refus légitime d’ingérence. Mais elle devient hypocrisie lorsqu’elle suspend la solidarité au nom du confort. Lorsqu’elle privilégie les comptes bancaires aux principes, et lorsqu’elle s’habille d’une vertu qu’elle ne pratique que pour elle-même.

Face à l’invasion de l’Ukraine, la Suisse a invoqué sa neutralité pour refuser de participer concrètement à la défense d’un peuple agressé, tout en continuant à accueillir — discrètement — les flux d’argent issus du commerce russe ou de fortunes liées au régime. Elle ne vend pas d’armes, mais n’a pas hésité, hier, à transformer l’or nazi en réserves nationales. Elle n’envoie pas de soldats, mais elle continue d’acheter du gaz russe par le biais de ses sociétés de négoce.

Il ne s’agit pas ici de réclamer l’abandon de la neutralité suisse, mais de questionner son usage à géométrie variable, souvent aligné sur les intérêts économiques du moment.

La neutralité suisse, parfois, semble n’être que cela : une belle formule pour justifier l’inaction, et pour couvrir d’une respectabilité démocratique les fruits amers d’un commerce sans mémoire.