Depuis plus de vingt ans, les gouvernements successifs en France ont multiplié les baisses de charges et les aides aux entreprises, au nom de la compétitivité et de l’emploi. Ce choix, présenté comme pragmatique et consensuel, reposait sur un pacte implicite : l’État allège le fardeau fiscal et social des entreprises, celles-ci embauchent, investissent et redistribuent mieux. Or, les faits montrent que ce contrat social a été largement trahi par les plus grandes entreprises, au premier rang desquelles celles du CAC 40.
1. Des aides massives, sans contrepartie obligatoire
Depuis 2003, les allègements de charges se sont multipliés :
– Dispositif Fillon sur les bas salaires,
– Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE),
– Transformation du CICE en allègements pérennes de cotisations sociales,
– Exonérations sectorielles (services à la personne, restauration, etc.).
Selon France Stratégie et la Cour des comptes, le coût annuel global des aides aux entreprises approche les 70 milliards d’euros par an.
Mais ces aides sont le plus souvent sans condition explicite de création d’emploi, de maintien de l’activité sur le territoire national, ni de hausse salariale. Elles constituent un transfert massif de ressources publiques sans garanties de retour tangible pour les salariés ou la collectivité.
2. Les grandes entreprises accaparent la rente publique
En 2023, les entreprises du CAC 40 ont versé 97,1 milliards d’euros en dividendes et rachats d’actions — un record historique (source : Les Échos). Cette somme dépasse largement le volume des aides publiques.
Parallèlement, les salaires n’ont progressé que de 2,9 % en moyenne, soit moins que l’inflation sur la même période.
L’écart se creuse aussi dans la répartition de la valeur ajoutée :
– Part des salaires : en légère baisse depuis 20 ans,
– Part des dividendes : en forte augmentation,
– Investissement productif : stable ou orienté vers l’immobilier ou le capital immatériel, peu vers l’humain.
« Les entreprises utilisent les allègements de charges pour augmenter leurs marges, non leurs salaires ni leurs effectifs. » (Cour des comptes, rapport public 2023)
Quand l’aide publique devient le profit
Dans certains secteurs, une observation troublante s’impose : les bénéfices nets affichés sont équivalents — ou très proches — des montants d’aides publiques reçus.
Deux exemples frappants :
– CAC 40 : En 2023, les dividendes versés (97,1 Md€) sont d’un ordre de grandeur très proche des aides publiques totales (70 Md€), sans qu’aucune obligation ne contraigne leur usage.
– Agriculture céréalière : De nombreux exploitants touchent 100 000 à 200 000 €/an de la PAC. Lorsqu’ils affichent des résultats nets du même ordre, cela signifie que l’activité elle-même serait déficitaire sans subvention.
Ce phénomène souligne une vérité dérangeante : dans certains cas, le profit n’est plus le fruit de la production, mais celui d’une rente publique.
Illustration : Comparatif 2023 – dividendes, aides publiques, hausses salariales.

3. Une redistribution invisible et inéquitable
Les entreprises mettent en avant des formes de redistribution :
– Participation,
– Intéressement,
– 13ème ou 14ème mois.
Mais ces formes de rémunération sont :
– variables d’une année à l’autre,
– réservées aux salariés stables et en CDI,
– non prises en compte dans les statistiques de salaire brut moyen.
Pendant ce temps, les salariés en contrat court, en TPE/PME, ou dans les secteurs publics voient leur pouvoir d’achat stagner, voire reculer.
4. Que faire ? Repenser les incitations publiques
La situation actuelle alimente la défiance et l’impression d’un « système biaisé ». Plusieurs pistes peuvent être envisagées :
– Conditionner les aides publiques à des critères sociaux (hausse salariale, embauche, formation), environnementaux et de localisation,
– Créer un « score social » obligatoire pour accéder aux exonérations,
– Fiscalité différenciée selon la part des profits réinvestis localement,
– Transparence renforcée sur l’usage des aides : un rapport public annuel, entreprise par entreprise.
Conclusion
La France a fait le choix d’un modèle social où l’État compense la faiblesse des salaires par des services publics généreux. Mais ce modèle devient insoutenable si les grandes entreprises captent l’argent public sans assumer leur part du contrat. Il ne s’agit pas de les accuser, mais de restaurer un pacte de responsabilité réciproque, clair et conditionné. Le politique doit retrouver les moyens de l’exigence, sous peine de voir le pacte social définitivement rompu.