Quand le progrès devient illisible : de l’enthousiasme technologique à la fracture cognitive

Introduction

J’ai 66 ans, et toute ma vie j’ai été témoin d’un monde en transformation. Je fais partie de cette génération qui a grandi au rythme d’un progrès technologique continu, souvent enthousiasmant, parfois vertigineux, mais toujours lisible. Jusqu’à un certain point. Car depuis les années 1990, j’observe — et je ressens — que quelque chose a basculé : le progrès a cessé d’être partagé. Il est devenu abstrait, invisible, insaisissable pour une grande partie de la population. Et cette fracture-là, silencieuse mais profonde, est peut-être la matrice de notre crise contemporaine.

Un progrès lisible et accessible

Pendant la majeure partie du XXe siècle, les inventions — aussi rapides soient-elles — avaient encore un visage. Elles étaient tangibles : le téléphone, la télévision, la voiture, l’avion, le four à micro-ondes, puis plus tard, l’ordinateur personnel. Même les débuts d’Internet semblaient offrir une promesse compréhensible. Le progrès technologique, malgré sa vitesse, était intégré au quotidien, dans l’école, dans l’industrie, dans la culture. La société suivait, collectivement.

Quand le progrès devient abstrait

Mais à partir de la fin des années 1990, le rythme s’est emballé et le sens s’est obscurci. Les mutations technologiques se sont déplacées dans des sphères invisibles : algorithmes, intelligence artificielle, chaînes logistiques mondialisées, données. Le citoyen n’est plus acteur ou spectateur du progrès, mais simple usager, parfois objet. Et l’information qui l’entoure — massive, contradictoire, continue — devient elle aussi source de brouillage mental.

La fracture cognitive, nouvelle frontière sociale

Il ne s’agit pas d’un écart de niveau scolaire ou d’intelligence, mais d’un écart d’endurance mentale. Nous vivons dans un monde où l’on ne peut plus tout comprendre, ni même tout suivre. Et cette saturation pousse une partie croissante de la population vers des explications simples, binaires, rassurantes. On accuse les élites, les immigrés, les institutions, parfois la science elle-même. Et paradoxalement, on accepte les propos les plus incohérents, les plus mensongers — tant qu’ils confirment un sentiment ou une colère.

Trump, ou la revanche du simplisme

Donald Trump ne comprend plus le monde technologique ? Il le simplifie. Il le tord jusqu’à ce qu’il devienne compréhensible par le ressentiment. Et il rencontre un immense succès, non pas malgré son incohérence, mais grâce à elle. Il incarne une sorte de refus collectif de continuer à faire l’effort de comprendre. Et pour des millions de gens épuisés, c’est reposant.

Conclusion

Nous n’avons pas régressé. Mais nous sommes fatigués. Nous avons poursuivi l’innovation sans construire les récits collectifs pour l’accompagner. Le progrès technologique s’est emballé, le progrès social et cognitif est resté en arrière. Il est temps de prendre conscience que la crise actuelle n’est pas uniquement économique ou politique, elle est anthropologique. Nous devons réapprendre à rendre le monde compréhensible — ou à tout le moins, habitable.