Transition énergétique : pourquoi avons-nous mis la charrue électrique avant les bœufs ?

Cela fait maintenant plus de dix ans que je réfléchis à la question de la transition énergétique. Scientifique de formation, j’ai longtemps travaillé sur la production d’hydrogène dans des conditions non émissives, convaincu que l’avenir énergétique dépendra de notre capacité à décarboner l’amont de notre système. Pourtant, depuis quelques années, je ressens un malaise croissant devant l’emballement autour du véhicule électrique. Non pas parce qu’il est inutile — il peut jouer un rôle — mais parce qu’il incarne, à mes yeux, l’illustration parfaite d’une transition menée à l’envers.
Nous électrifions l’usage final sans avoir résolu les problèmes fondamentaux de production, de stockage, de stabilité du réseau et d’accès équitable. C’est pourquoi je crois qu’il faut poser la question brutalement : avons-nous mis la charrue électrique avant les bœufs ?

1. La voiture électrique : une solution qui précède le problème

Le moteur électrique n’est pas une nouveauté. L’électronique de puissance, le freinage régénératif, les variations de fréquence sont des technologies maîtrisées depuis des décennies dans l’industrie. La première voiture à avoir dépassé les 100 km/h, La Jamais Contente, était déjà électrique… en 1899.
Ce n’est donc pas une révolution technique que nous vivons, mais une mutation industrielle — dictée autant par les pressions réglementaires que par les dynamiques de marché. L’erreur est de croire que cette mutation est la solution, alors qu’elle ne résout qu’une partie du problème : celui de l’usage final. Elle ignore l’essentiel : la manière dont l’électricité est produite, stockée et distribuée.

2. L’oubli de l’amont : stockage, production continue, cohérence du système

L’intermittence des énergies renouvelables (solaire, éolien) impose de disposer de solutions de stockage fiables, massives, économiques. Or, ces solutions — batteries stationnaires, hydrogène, STEP, SMR — sont encore peu matures ou sous-investies.
En parallèle, l’électrification croissante de la mobilité, du chauffage, et de l’industrie rend notre système plus tendu, plus fragile. Nous créons un besoin croissant sans avoir garanti une production continue, décarbonée, disponible en permanence. C’est une fuite en avant.

3. Des choix dictés par le marché, pas par la science

TESLA, et d’autres, ont transformé la voiture électrique en objet de désir. Cela a entraîné un effet d’emballement mondial : les États ont suivi, les réglementations ont été adaptées, les consommateurs ont été incités à acheter.
Mais derrière le progrès apparent se cache une impasse : les véhicules deviennent plus lourds, plus puissants, plus consommateurs en métaux rares. Le marché vend une transition, mais celle-ci n’est ni planifiée, ni fondée sur les vraies priorités énergétiques : stockage, sobriété, stabilité du réseau, recyclage.

4. Vers une vraie transition : recherche, sobriété, rééquilibrage des priorités

Ce qu’il aurait fallu — et qu’il faut encore faire — c’est investir d’abord dans les technologies de base : production d’H2 propre (pyrolyse, plasma, catalyse propre), miniaturisation des réacteurs nucléaires, batteries durables et recyclables, chimie du stockage.
Cela implique aussi de sortir du mythe du progrès par la consommation. Réduire la masse des véhicules, adapter leur puissance à l’usage réel, développer des transports collectifs fiables, rendre les territoires moins dépendants de la voiture individuelle.
C’est une autre vision du progrès : non pas l’accumulation technologique, mais la cohérence systémique.

Conclusion

Ce texte n’est pas un rejet du véhicule électrique, mais une tentative de lucidité. Oui, il a sa place. Mais pas comme produit miracle. Pas comme alibi de transition. Pas tant que l’amont — stockage, production, sobriété — n’aura pas été pris au sérieux.
Nous avons mis la charrue électrique avant les bœufs. Il est temps de rétablir l’ordre logique et scientifique des choses.

Un problème bien plus vaste que le transport individuel


Si l’on observe attentivement les sources mondiales de pollution, tant en gaz à effet de serre (GES) qu’en particules fines (PM2.5), il devient évident que les véhicules particuliers ne constituent qu’une fraction du problème global. Leur électrification massive est donc une réponse partielle, souvent mise en avant pour sa portée médiatique et sa dimension « grand public ».

Selon les données du GIEC et de l’EPA américaine, les émissions mondiales de GES se répartissent approximativement ainsi :
    

Tableau comparatif des émissions par secteur :

SecteurGES mondiaux (%)Principaux GES émisContribution aux PM2.5
Production d’électricité et de chaleur34 %CO₂, CH₄Faible
Industrie (processus + énergie)24 %CO₂, CH₄, N₂OModérée à forte
Agriculture et utilisation des terres22 %CH₄, N₂O, CO₂ (déforestation)Forte
Transports (voitures, camions, avions, etc.)15 %CO₂, NOₓ, PMModérée
Bâtiments (résidentiel, tertiaire)6 %CO₂, CH₄Forte (chauffage bois/fioul)
Déchets (décharges, incinération, etc.)3 %CH₄, CO₂, N₂OModérée

Qui pollue vraiment ? Répartition mondiale des émissions

Un autre biais dans la perception vient de la géographie. L’Europe concentre ses efforts sur la réglementation environnementale, alors qu’elle n’est responsable que d’environ 7,5 % des émissions de GES mondiales. À titre de comparaison :

Tableau récapitulatif :

Pays ou régionPart des émissions mondiales de GES
Chine29,2 %
États-Unis13,8 %
Union européenne (27)7,5 %
Inde7,3 %
Russie4,6 %
Japon2,7 %

Le paradoxe européen : compétitivité sacrifiée, effet climatique marginal

En imposant des normes strictes aux industries locales, l’Europe fait preuve d’un volontarisme louable. Mais ce volontarisme a un coût. Les industries européennes supportent des charges environnementales que d’autres régions ignorent ou reportent, ce qui fausse les conditions de concurrence.

Or, tant que la structure économique mondiale reste fondée sur la maximisation du profit (rendement financier des capitaux), les entreprises seront incitées à délocaliser leur production vers des zones moins régulées – souvent les plus polluantes. Les intentions écologiques sincères risquent ainsi d’alimenter indirectement une externalisation de la pollution, sans bénéfice réel pour le climat global.